délit d'apostasie aujourd'hui
Posté : 22 mai04, 02:37
Le délit d'apostasie aujourd'hui
et ses conséquences
en droit arabe et musulman
Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh*
*Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, né en 1949, est un chrétien d'origine palestinienne. Il vit en Suisse où il a obtenu sa licence et son doctorat en droit (Université de Fribourg) et son diplôme en sciences politiques (Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève). Sa thèse de doctorat porte comme titre: L'impact de la religion sur l'ordre juridique, Non-musulmans en pays d'Islam, cas de l'Egypte. Elle a été publiée en 1979 aux Editions universitaires, Fribourg. En matière des droits de l'homme, à signaler son long article intitulé "La définition internationale des droits de l'homme et l'Islam", in Revue Générale de droit international public, Juillet-Septembre 1985, no 3, pp. 624-716. Il est l'auteur d'environ 80 articles sur le droit arabe et musulman dans différentes revues et publie régulièrement dans la revue Praxis juridique et religion (Strasbourg). Il prépare actuellement un ouvrage d'environ 450 pages intitulé Droits d'Allah ou droits des humains? Les musulmans face aux droits de l'homme. Cet ouvrage comprend 11 déclarations arabes et musulmanes relatives aux droits de l'homme d'environ 70 pages. Il paraîtra en français vers la fin de 1993 et en allemand en 1994. Il est collaborateur scientifique responsable du droit arabe et musulman à l'Institut suisse de droit comparé à Lausanne et enseigne le droit musulman à l'Institut de droit canonique de l'Université de sciences humaines à Strasbourg.
Introduction
L'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) dit:
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion: ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.
La clause qui parle de la liberté de changer de religion ou de conviction a été ajoutée sur proposition du représentant du Liban, en raison de la situation de son pays où se sont réfugiés tant de personnes persécutées pour leur foi ou pour avoir changé de foi[1].
Cette clause a provoqué une réaction très forte des pays musulmans. Ainsi le représentant de l'Egypte dit que "fort souvent, un homme change de religion ou de conviction sous des influences extérieures dans des buts qui ne sont pas recommandables, tels que le divorce". Il ajouta qu'il craignait, en proclamant la liberté de changer de religion ou de conviction, que la Déclaration encourage, sans le vouloir, "les machinations de certaines missions bien connues en Orient, qui poursuivent inlassablement leurs efforts en vue de convertir à leur foi les populations de l'Orient"[2].
Lors des discussions de l'article 18 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966, le problème fut posé à nouveau. L'Arabie séoudite[3] et l'Egypte[4] ont proposé d'amender le texte en supprimant la mention de la liberté de changer de religion ou de conviction. Mais c'est un amendement du Brésil et des Philippines[5] qui fut adopté comme texte de compromis pour satisfaire les pays arabes et musulmans. Ainsi, la liberté de changer de religion ou de conviction fut remplacée par la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix[6].
Le même problème a été posé lors de la discussion de la Déclaration sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction (1981). Le représentant de l'Iran dit que les musulmans ne sont pas autorisés à choisir une autre religion et, au cas où ils le feraient, ils sont passibles de la peine de mort[7]. Le représentant de l'Irak, parlant au nom de l'Organisation de la Conférence Islamique, dit que les pays membres de cette Organisation "expriment...des réserves à l'égard de toute disposition ou terme qui contreviendrait au droit islamique (shari‘ah) ou à toute législation ou loi fondée sur ce droit"[8]. Le représentant de la Syrie s'est associé à cette réserve[9]. La représentante de l'Egypte dit:
Les dispositions de cette Déclaration ne doivent en aucun cas être interprétées ou utilisées comme prétexte pour s'insérer dans les affaires intérieures des Etats, y compris dans les questions religieuses. Il doit être clairement établi dans l'esprit de tous que cette Déclaration, dont l'objectif est de consacrer la tolérance religieuse, ne doit pas être interprétée ni exploitée à des fins politiques qui en outrepassent le cadre et les principes[10].
Pour comprendre ces différentes prises de position, il est nécessaire de voir le problème de la liberté religieuse telle qu'elle est conçue en droit musulman classique.
1. Principes généraux
Les musulmans ne cessent de répéter à qui veut les entendre que l'Islam est une religion tolérante et que la liberté religieuse y est garantie. Trois versets du Coran, la première source du droit musulman, sont souvent cités comme preuve:
Pas de contrainte en religion! (2:256).
La vérité émane de votre Seigneur. Que celui qui le veut croie donc et que celui qui le veut soit incrédule" (18:29).
Si ton Seigneur l'avait voulu, tous les habitants de la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants alors qu'il n'appartient à personne de croire sans la permission de Dieu (10:99-100).
Ces versets, cependant, n'ont pas empêché les légistes musulmans classiques à prévoir, à l'instar de leurs collègues contemporains juifs et chrétiens, la peine de mort contre toute personne qui quitte leur religion. En fait, la liberté religieuse pour ces légistes est une liberté à sens unique, un peu à la manière des prisons: liberté d'entrer, interdiction de sortir. En principe, on est libre de devenir ou de ne pas devenir musulman[11]. Celui qui est musulman une fois, doit le rester pour toujours, même s'il avait hérité l'Islam de ses parents.
Le Coran est invoqué pour prouver la liberté religieuse; mais aussi pour prescrire la peine de mort contre le musulman qui quitte l'Islam. Pourtant, aucun verset ne prévoit une telle peine.
Le Coran parle de l'apostasie en utilisant soit le terme kufr/mécréance[12], soit le terme riddah/revenir en arrière[13]. Des châtiments contre l'apostat y sont prévus dans la vie dernière. Seul le verset 9:74 parle de châtiment douloureux en ce monde, sans préciser en quoi il consiste. Ce verset dit:
Ils ont professé l'incrédulité, puis ils ont juré par Dieu qu'ils n'avaient pas prononcé de telles paroles. Ils furent incrédules après avoir été soumis. Ils aspiraient à ce qu'ils n'ont pas obtenu et n'ont trouvé à la place que la faveur que Dieu et son Prophète ont bien voulu leur accorder. S'ils se repentaient, ce serait meilleur pour eux; mais s'ils se détournaient, Dieu les châtiera d'un châtiment douloureux en ce monde et dans l'autre et ils ne trouveront, sur la terre, ni ami, ni défenseur.
Les récits de Mahomet, qui constituent la deuxième source du droit musulman, sont en revanche plus explicites. Mahomet aurait dit:
Celui qui change de religion, tuez-le.
Il n'est pas permis d'attenter à la vie du musulman que dans les trois cas suivants: la mécréance après la foi, l'adultère après le mariage et l'homicide sans motif.
Les légistes musulmans ont déduit de ces versets et de ces récits que l'homme qui abandonne l'Islam et refuse de se rétracter doit être mis à mort. En ce qui concerne la femme, certains préconisent la prison à vie, à moins qu'elle ne se rétracte. Un tel délit a des conséquences, même aujourd'hui, sur le plan du droit pénal, du droit de famille, du droit successoral, de l'exercice des droits civils, de la fonction publique et du pouvoir politique (rapports entre pouvoir et opposition).
Mawerdi définit les apostats comme suit: "Ceux qui étant légalement musulmans, soit de naissance, soit à la suite de conversion, cessent de l'être, et les deux catégories sont, au point de vue de l'apostasie, sur la même ligne"[14]. Ceci peut concerner ceux qui abandonnent soit individuellement soit collectivement l'Islam.
En cas d'apostasie collective, le territoire où habitent les apostats est déclaré comme dar riddah/pays d'apostasie, au bénéfice d'un statut moins favorable que celui réservé à un pays ennemi/dar harb. Mawerdi écrit:
On ne peut accorder aux apostats une trêve qui les laisse en paix dans leur territoire, ce qui est permis de faire avec les gens de guerre...; on ne peut les réduire en esclavage et mettre leurs femmes en servitude, ce qui se peut avec les autres...; les prisonniers peuvent être exécutés par le bourreau s'ils ne reviennent pas à résipiscence[15].
Cette situation s'est présentée après la mort de Mahomet. De nombreuses tribus ont abandonné l'Islam qu'elles avaient adopté par contrainte, par calcul politique ou par intérêt économique, refusant de se soumettre à son successeur. Ce dernier a engagé alors des guerres sanglantes qui ont duré une année pour soumettre les récalcitrants.
Le concept de l'apostasie s'est vite élargi pour comprendre aussi bien ceux qui abandonnent l'Islam que ceux qui en ont une conception divergeante ou constituent des opposants politiques. Ainsi, la peine de mort pour apostasie est applicable contre des personnes qui, de bonne foi, se croient de bons musulmans.
2. Le délit d'apostasie dans le droit actuel et ses conséquences
A. Garanties constitutionnelles de la liberté religieuse
Les pays arabes ont inscrit dans leurs constitutions le principe de la liberté religieuse. Ainsi, la première constitution égyptienne de 1923 disait à son article 12 que "la liberté de croyance est absolue". L'article 46 de la constitution de 1971, actuellement en vigueur, dit: "L'Etat garantit la liberté de croyance et la liberté de l'exercice du culte".
L'article 35 alinéa 1er de la constitution syrienne de 1973 dit: "La liberté de croyance est garantie et l'Etat respecte toutes les religions".
L'article 14 de la constitution jordanienne de 1952 dit: "L'Etat protège la libre pratique des religions et des croyances conformément aux traditions du royaume dans la mesure où celles-ci ne sont pas incompatibles avec l'ordre public ou les bonnes moeurs"[16].
Les constitutions arabes les plus récentes cependant ne font pas mention de la liberté religieuse. Ainsi l'article 35 de la constitution algérienne de 1989 dit: "La liberté de conscience et la liberté d'opinion sont inviolables".
La constitution yéménite de 1990 se limite à dire dans son article 35 que les lieux de culte sont inviolables au même titre que le domicile et les locaux de la science, et il est interdit de les contrôler ou d'effectuer une perquisition en dehors des cas prévus par la loi.
L'article 10 de la constitution mauritanienne de 1991 dit simplement que l'Etat garantit à tous les citoyens les libertés publiques et individuelles, notamment "la liberté d'opinion et de pensée" et "la liberté d'expression".
Enfin, l'article 6 de la constitution marocaine de 1992 dit: "L'Islam est la religion de l'Etat qui garantit à tous le libre exercice des cultes".
B. Discrétion des codes pénaux
Les pays arabes n'ont pas inclus dans leurs codes pénaux une disposition sur l'apostasie. Deux codes en font exception. Le code soudanais de 1991 dit à son article 126:
1) Commet le délit d'apostasie tout musulman qui fait de la propagande pour la sortie de la nation de l'Islam (millat al-Islam) ou qui manifeste ouvertement sa propre sortie par un dire explicite ou par un acte ayant un sens absolument clair.
2) Celui qui commet le délit d'apostasie est invité à se repentir pendant une période déterminée par le tribunal. S'il persiste dans son apostasie et n'a pas été récemment converti à l'Islam, il sera puni de mort.
3) La sanction de l'apostasie tombe si l'apostat se rétracte avant l'exécution.
D'autre part, le Code pénal mauritanien de 1984 dit à son article 306:
Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur et aux moeurs islamiques ou a violé les lieux sacrés ou aidé à les violer, si cette action ne figure pas dans les crimes emportant la Ghissass [loi du talion] ou la Diya [prix du sang], sera punie d'une peine correctionnelle de trois mois à deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 50000 à 60000 UM.
Tout musulman coupable du crime d'apostasie, soit par parole, soit par action de façon apparente ou évidente, sera invité à se repentir dans un délai de trois jours.
S'il ne se repent pas dans ce délai, il est condamné à mort en tant qu'apostat, et ses biens seront confisqués au profit du Trésor. S'il se repent avant l'exécution de cette sentence, le parquet saisira la Cour suprême, à l'effet de sa réhabilitation dans tous ses droits, sans préjudice d'une peine correctionnelle prévue au 1er paragraphe du présent article.
Toute personne coupable du crime d'apostasie (Zendagha) sera, à moins qu'elle ne se repente au préalable, punie de la peine de mort.
Sera punie d'une peine d'emprisonnement d'un mois à deux ans, toute personne qui sera coupable du crime d'attentat à la pudeur.
Tout musulman majeur qui refuse de prier tout en reconnaissant l'obligation de la prière sera invité à s'en acquitter jusqu'à la limite du temps prescrit pour l'accomplissement de la prière obligatoire concernée. S'il persiste dans son refus jusqu'à la fin de ce délai, il sera puni de la peine de mort.
S'il ne reconnaît pas l'obligation de la prière, il sera puni de la peine de mort pour apostasie et ses biens confisqués au profit du Trésor public. Il ne bénéficiera pas de l'office consacré par le rite musulman.
A signaler ici la discrétion du code pénal marocain qui punit seulement celui qui amène un musulman à apostasier et ne dit rien de l'apostat lui-même. L'article 220 al. 2 dit:
Est puni [d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 100 à 500 dirhams], quiconque emploie des moyens de séduction dans le but d'ébranler la foi d'un musulman ou de le convertir à une autre religion, soit en exploitant sa faiblesse ou ses besoins, soit en utilisant à ces fins des établissements d'enseignement, de santé, des asiles ou des orphelinats. En cas de condamnation, la fermeture de l'établissement qui a servi à commettre le délit peut être ordonnée, soit définitivement, soit pour une durée qui ne peut excéder trois ans.
Lors de son discours du 8 mai 1990 annonçant la création du Conseil consultatif des droits de l'homme, le Roi Hassan II dit:
Nous sommes excédés, tous les Marocains sont excédés par tous ces propos tendant à faire croire qu'il existe au Maroc des prisonniers pour des raisons politiques.
Si l'on estime dans certains milieux que c'est un délit politique que de porter atteinte à Dieu -Dieu me pardonne cette évocation-, à la Patrie et au Roi ou d'attenter à nos croyances et à notre constitution, mon acception est tout autre, et je ne tiens pas à ce qu'ils la partagent.
Y a-t-il un seul musulman qui puisse circuler à travers le pays pour dire "embrassez telle autre religion que l'Islam"? Avant de se repentir, il devrait être soumis à un examen de son état mental par les médecins spécialisés. S'il persiste dans son appel à se convertir à une religion autre que l'Islam, religion de Dieu, il sera alors jugé et quelle que soit la sentence qui sera prononcée à son encontre, il ne saurait être qualifié de prisonnier politique[17].
L'apostasie ne serait donc plus un délit politique, mais un délit tout de même. Le Roi Hassan II ne dit pas en vertu de quelle loi l'apostat serait jugé puisque le code pénal marocain ne parle pas de celui qui apostasie.
C. Lacunes comblées par le droit musulman
Quelle que soit la formulation adoptée par les constitutions arabes, la liberté religieuse garantie par ces constitutions ne peut être comprise que dans les limites islamiques. Les travaux préparatoires des constitutions égyptiennes, pour ne citer que celles-ci, démontrent que ces limites étaient présentes dans l'esprit de leurs rédacteurs, mais, pour des raisons politiques, ces limites n'y ont pas été inclues. En effet, les Anglais voulaient prévoir un régime particulier pour les minorités religieuses.
Pendant les travaux de la première constitution, un sheikh a demandé que la liberté de religion et de culte ne soit garantie que dans les limites des religions reconnues "de façon à ne pas permettre la création d'une nouvelle religion comme au cas où une personne prétendrait être le Mahdi chargé d'un nouveau message". Lors des travaux de la constitution de 1953, qui n'a jamais vu le jour, le juge ‘Abd-al-Qadir ‘Odeh, frère musulman, dit: "je ne suis pas contre la liberté de croyance, mais je ne permets pas que ces croyances (non reconnues par l'Islam) soient pratiquées, faute de quoi nous aurons des gens qui adoreront les vaches, sans pouvoir les interdire en raison de la constitution". Selon lui, si un musulman égyptien devient bouddhiste, il doit être considéré comme apostat et, par conséquent, il doit être mis à mort et ses biens doivent être confisqués[18].
Ceci est aussi valable pour les codes pénaux qui n'ont pas de disposition sur l'apostasie. L'absence de disposition pénale ne signifie nullement que le musulman peut librement quitter sa religion. En effet, les lacunes du droit écrit sont à combler par le droit musulman, selon les dispositions législatives de ces pays[19]. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir une loi écrite pour pouvoir punir un apostat. Mahmud Muhammad Taha (1916-1985) a été pendu pour apostasie le 18 janvier 1985 au Soudan malgré l'absence de disposition relative à ce délit dans le code pénal de 1983. Qu'a-t-il fait au juste?
Taha, architecte en retraite, fût le fondateur et animateur du cercle des "Frères républicains" au Soudan. Il a écrit plusieurs ouvrages mal reçus par les milieux religieux musulmans et il s'est opposé à la manière d'appliquer le droit musulman dans son pays.
Ce penseur considère que Mahomet était porteur de deux messages: un appliqué et l'autre pas encore. Le message appliqué est celui des normes d'ordre juridique révélées à Mahomet chef d'Etat, pendant la période de Médine. Ce message s'adressait aux croyants et tenait compte des conditions de l'époque. Quant au message non encore appliqué et vers lequel il faut tendre, il est contenu dans les versets révélés avant l'accès de Mahomet au pouvoir. Ce message correspond à l'Islam dans sa pureté et s'adresse à l'ensemble du genre humain[20].
Selon la doctrine musulmane, les versets révélés ultérieurement abrogent les normes antérieures. Taha affirme le contraire[21]. Une telle conception se retrouve dans l'Evangile. Lorsque le Christ affirma que la répudiation était contraire aux normes du Livre de la Genèse, les juifs lui demandèrent: "Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie"? Il répondit: "C'est en raison de votre dureté de coeur que Moïse a permis de répudier vos femmes; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi"[22]. La Bible comporterait donc des normes d'origine, et des normes conjoncturelles. Sans faire référence à l'Evangile, Taha affirme en quelque sorte la même chose.
Cette conception d'apparence innocente implique un renversement total du système économique, politique et juridique dans le monde arabo-musulman. De ce fait, elle a suscité la colère des hauts responsables religieux musulmans. L'Azhar en Egypte demandait sa tête déjà en 1976[23]. Il en fût de même de la Ligue du Monde musulman dont le siège est à la Mecque. Après sa pendaison, ces deux organismes ont félicité le Président Numeiri[24].
L'exécution des apostats malgré l'absence de norme légale a lieu aussi en Arabie séoudite. Ce pays ne dispose pas de code pénal moderne, mais d'une série de décrets dont aucun ne concerne l'apostasie. En cette matière, le droit pénal musulman classique non codifié reste en vigueur et il est appliqué dans toute sa rigueur. Le 3 septembre 1992, un jeune homme de 24 ans a été exécuté en public à Qatif sur l'ordre royal no 141 de 1992. Selon le Ministère de l'intérieur, ce jeune aurait insulté Dieu, le Coran et Mahomet, ce qui constitue le délit d'apostasie. Plusieurs fatwas de chefs religieux de ce pays considèrent les communautés séoudiennes de religion shiite, ismaélite et zaydites comme hérétiques[25].
Il faut cependant signaler que dans des pays comme l'Egypte, l'apostat n'est pas exécuté, mais jeté en prison.
En vertu des normes explicites ou implicites sur l'apostasie, certains groupes sont interdits. C'est le cas notamment des Bahaïs[26] et des francs-maçons et groupes affiliés[27].
D. Action populaire contre l'apostat
Chaque individu a le droit de saisir les tribunaux étatiques pour juger un apostat. Dans le cas de l'Egypte, ce rôle est souvent assumé par l'Azhar, notamment à l'égard d'écrivains dissidents accusés d'apostasie. Et si l'Etat ou les tribunaux refusent de mettre à mort ces écrivains en se satisfaisant d'interdire leurs ouvrages ou de les jeter en prison, chaque musulman se croit en droit de les assassiner.
Ce droit du musulman de saisir les tribunaux ou de se substituer à l'Etat pour punir l'apostat se base sur le devoir d'interdire le blâmable prescrit par le Coran:
Et qu'il se trouve parmi vous un groupe qui appelle au bien: leur ordonnant ce qui est convenable et leur interdisant ce qui est blâmable: voilà ceux qui seront heureux (3:104).
Ce principe est aussi affirmé par des récits de Mahomet dont le plus important:
Celui qui voit un mal qu'il le corrige par sa main, et s'il ne le peut pas qu'il le corrige par sa langue, et s'il ne le peut non plus qu'il le corrige dans son coeur et c'est la moindre de la foi.
Ce principe pouvait se justifier dans la société bédouine du début de l'Islam où, à défaut de pouvoir étatique, chaque individu pouvait se faire justice; d'où l'admission de la loi du talion par le Coran. Lorsque l'Etat musulman s'est affermi, les légistes ont essayé de le limiter aux savants religieux. En outre, ils ont estimé qu'il faut commencer non pas avec la main comme le demande le récit susmentionné, mais par les bons moyens conformément au verset 16:125 qui dit:
Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur, par la sagesse et une belle exhortation; discute avec eux de la meilleure manière.
Si toutefois la manière douce n'aboutit pas, certains légistes permettent de tuer le coupable. D'autres, par contre, excluent tout recours à l'arme, ceci étant réservé à l'autorité publique de peur que le mal qui en résulte ne soit supérieur à celui auquel on tend à mettre fin[28].
C'est en vertu de ce principe que Farag Fodah, penseur égyptien, a été assassiné le 8 juin 1992 par un groupe intégriste musulman qui lui reprochait ses attaques contre l'application du droit musulman et l'accusait d'apostasie. Comme dans le cas de Taha, l'Azhar avait porté plainte contre lui, et le gouvernement l'avait placé durant quelque temps en résidence surveillée. L'assassin a indiqué lors de l'enquête que le sheikh égyptien ‘Umar ‘Abd-al-Rahman, figure de proue de l'organisation intégriste Al-Gihad réfugié aux Etats-Unis, avait déclaré licite "de faire couler le sang de tous ceux qui s'opposent à l'Islam". L'Association des Frères musulmans condamna les assassinats politiques, tout en portant sur le gouvernement et les médias la responsabilité de cet attentat en laissant le champ libre à des écrivains qui se sont consacrés à attaquer l'Islam[29].
Après l'assassinat de Farag Fodah, la presse égyptienne a fait état d'une liste de plusieurs écrivains que les extrémistes musulmans avaient l'intention d'assassiner. Ce qui a poussé les intellectuels à descendre dans la rue pour manifester contre l'intégrisme religieux auxquels ils payent un lourd tribut en Egypte et dans d'autres pays arabes. La même année, c'était au penseur libanais Mustafa Guha de tomber sous les balles des intégristes. Les actes de ces intégristes sont très souvent légitimées par les autorités religieuses officielles, et en premier lieu par l'Azhar. Nombreux sont ceux qui ont été traînés devant les tribunaux sur instigation de ces autorités: Taha Hussayn, ‘Ali ‘Abd-al-Raziq, Muhammad Ahmad Khalaf-Allah, Sadiq Galal Al-‘Azm, etc.
Aujourd'hui, en Libye, les tribunaux se penchent sur le cas du juge à la retraite Mustafa Kamal Al-Mahdawi, à la suite d'un ouvrage retiré du marché[30]. Ce juge, un ami personnel, subit actuellement une campagne féroce menée par les milieux religieux libyens dans les mosquées et la presse pour qu'il soit condamné pour apostasie. Le prédicateur de la Mosquée du Prophète à Médine en Arabie séoudite a publié en juillet 1992 un fascicule de 47 pages où il demande à la Ligue du Monde musulman et à la Conférence Islamique d'établir une fatwa collective des savants musulmans contre ce juge et de l'exécuter comme apostat s'il ne se rétracte pas. Quant à son livre, il demande qu'il soit retiré du marché, brûlé et interdit à tout lecteur. Ce fascicule est distribué gratuitement en Libye[31].
Ces penseurs, pourtant, se considèrent toujours comme des musulmans et n'ont jamais nié leur appartenance à l'Islam. La situation est encore plus dramatique lorsque le musulman abandonne sa religion pour en adopter une autre. L'Etat le chasse de son travaille, le dépossède de ses biens et souvent le jette en prison. S'il parvient à s'en échapper, il s'expose à la vengeance de sa famille qui le poursuit aussi hors de son pays, y compris dans les pays occidentaux où il s'expatrie dans l'espoir de sauver sa vie[32].
Il faut y ajouter l'attitude peu accueillante de la communauté chrétienne. Si la conversion a lieu dans les pays musulmans, on craint les représailles qu'elle risque de faire retomber sur la communauté chrétienne, heurtant la hiérarchie musulmane et mettant en péril le dialogue islamo-chrétien. Des attaques contre des lieux de culte chrétiens ont eu lieu en Egypte après la conversion de jeunes musulmans au christianisme. Les Eglises au Proche-Orient qui osent baptiser des musulmans convertis au christianisme leur imposent la discrétion totale. Parfois, le baptême est donné par un prêtre étranger de passage. Lorsque la conversion a lieu en Occident, on doute des intentions du converti: peut-être cherche-t-il à s'établir en Occident, ou à trouver du travail ou à épouser une chrétienne. Il s'agit parfois aussi de racisme ou de xénophobie[33]. Günther Wallraff, le journaliste allemand qui s'est fait passer pour un turc, décrit sept tentatives de devenir chrétien qui se soldent toutes par un échec[34].
et ses conséquences
en droit arabe et musulman
Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh*
*Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, né en 1949, est un chrétien d'origine palestinienne. Il vit en Suisse où il a obtenu sa licence et son doctorat en droit (Université de Fribourg) et son diplôme en sciences politiques (Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève). Sa thèse de doctorat porte comme titre: L'impact de la religion sur l'ordre juridique, Non-musulmans en pays d'Islam, cas de l'Egypte. Elle a été publiée en 1979 aux Editions universitaires, Fribourg. En matière des droits de l'homme, à signaler son long article intitulé "La définition internationale des droits de l'homme et l'Islam", in Revue Générale de droit international public, Juillet-Septembre 1985, no 3, pp. 624-716. Il est l'auteur d'environ 80 articles sur le droit arabe et musulman dans différentes revues et publie régulièrement dans la revue Praxis juridique et religion (Strasbourg). Il prépare actuellement un ouvrage d'environ 450 pages intitulé Droits d'Allah ou droits des humains? Les musulmans face aux droits de l'homme. Cet ouvrage comprend 11 déclarations arabes et musulmanes relatives aux droits de l'homme d'environ 70 pages. Il paraîtra en français vers la fin de 1993 et en allemand en 1994. Il est collaborateur scientifique responsable du droit arabe et musulman à l'Institut suisse de droit comparé à Lausanne et enseigne le droit musulman à l'Institut de droit canonique de l'Université de sciences humaines à Strasbourg.
Introduction
L'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) dit:
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion: ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.
La clause qui parle de la liberté de changer de religion ou de conviction a été ajoutée sur proposition du représentant du Liban, en raison de la situation de son pays où se sont réfugiés tant de personnes persécutées pour leur foi ou pour avoir changé de foi[1].
Cette clause a provoqué une réaction très forte des pays musulmans. Ainsi le représentant de l'Egypte dit que "fort souvent, un homme change de religion ou de conviction sous des influences extérieures dans des buts qui ne sont pas recommandables, tels que le divorce". Il ajouta qu'il craignait, en proclamant la liberté de changer de religion ou de conviction, que la Déclaration encourage, sans le vouloir, "les machinations de certaines missions bien connues en Orient, qui poursuivent inlassablement leurs efforts en vue de convertir à leur foi les populations de l'Orient"[2].
Lors des discussions de l'article 18 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966, le problème fut posé à nouveau. L'Arabie séoudite[3] et l'Egypte[4] ont proposé d'amender le texte en supprimant la mention de la liberté de changer de religion ou de conviction. Mais c'est un amendement du Brésil et des Philippines[5] qui fut adopté comme texte de compromis pour satisfaire les pays arabes et musulmans. Ainsi, la liberté de changer de religion ou de conviction fut remplacée par la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix[6].
Le même problème a été posé lors de la discussion de la Déclaration sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction (1981). Le représentant de l'Iran dit que les musulmans ne sont pas autorisés à choisir une autre religion et, au cas où ils le feraient, ils sont passibles de la peine de mort[7]. Le représentant de l'Irak, parlant au nom de l'Organisation de la Conférence Islamique, dit que les pays membres de cette Organisation "expriment...des réserves à l'égard de toute disposition ou terme qui contreviendrait au droit islamique (shari‘ah) ou à toute législation ou loi fondée sur ce droit"[8]. Le représentant de la Syrie s'est associé à cette réserve[9]. La représentante de l'Egypte dit:
Les dispositions de cette Déclaration ne doivent en aucun cas être interprétées ou utilisées comme prétexte pour s'insérer dans les affaires intérieures des Etats, y compris dans les questions religieuses. Il doit être clairement établi dans l'esprit de tous que cette Déclaration, dont l'objectif est de consacrer la tolérance religieuse, ne doit pas être interprétée ni exploitée à des fins politiques qui en outrepassent le cadre et les principes[10].
Pour comprendre ces différentes prises de position, il est nécessaire de voir le problème de la liberté religieuse telle qu'elle est conçue en droit musulman classique.
1. Principes généraux
Les musulmans ne cessent de répéter à qui veut les entendre que l'Islam est une religion tolérante et que la liberté religieuse y est garantie. Trois versets du Coran, la première source du droit musulman, sont souvent cités comme preuve:
Pas de contrainte en religion! (2:256).
La vérité émane de votre Seigneur. Que celui qui le veut croie donc et que celui qui le veut soit incrédule" (18:29).
Si ton Seigneur l'avait voulu, tous les habitants de la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants alors qu'il n'appartient à personne de croire sans la permission de Dieu (10:99-100).
Ces versets, cependant, n'ont pas empêché les légistes musulmans classiques à prévoir, à l'instar de leurs collègues contemporains juifs et chrétiens, la peine de mort contre toute personne qui quitte leur religion. En fait, la liberté religieuse pour ces légistes est une liberté à sens unique, un peu à la manière des prisons: liberté d'entrer, interdiction de sortir. En principe, on est libre de devenir ou de ne pas devenir musulman[11]. Celui qui est musulman une fois, doit le rester pour toujours, même s'il avait hérité l'Islam de ses parents.
Le Coran est invoqué pour prouver la liberté religieuse; mais aussi pour prescrire la peine de mort contre le musulman qui quitte l'Islam. Pourtant, aucun verset ne prévoit une telle peine.
Le Coran parle de l'apostasie en utilisant soit le terme kufr/mécréance[12], soit le terme riddah/revenir en arrière[13]. Des châtiments contre l'apostat y sont prévus dans la vie dernière. Seul le verset 9:74 parle de châtiment douloureux en ce monde, sans préciser en quoi il consiste. Ce verset dit:
Ils ont professé l'incrédulité, puis ils ont juré par Dieu qu'ils n'avaient pas prononcé de telles paroles. Ils furent incrédules après avoir été soumis. Ils aspiraient à ce qu'ils n'ont pas obtenu et n'ont trouvé à la place que la faveur que Dieu et son Prophète ont bien voulu leur accorder. S'ils se repentaient, ce serait meilleur pour eux; mais s'ils se détournaient, Dieu les châtiera d'un châtiment douloureux en ce monde et dans l'autre et ils ne trouveront, sur la terre, ni ami, ni défenseur.
Les récits de Mahomet, qui constituent la deuxième source du droit musulman, sont en revanche plus explicites. Mahomet aurait dit:
Celui qui change de religion, tuez-le.
Il n'est pas permis d'attenter à la vie du musulman que dans les trois cas suivants: la mécréance après la foi, l'adultère après le mariage et l'homicide sans motif.
Les légistes musulmans ont déduit de ces versets et de ces récits que l'homme qui abandonne l'Islam et refuse de se rétracter doit être mis à mort. En ce qui concerne la femme, certains préconisent la prison à vie, à moins qu'elle ne se rétracte. Un tel délit a des conséquences, même aujourd'hui, sur le plan du droit pénal, du droit de famille, du droit successoral, de l'exercice des droits civils, de la fonction publique et du pouvoir politique (rapports entre pouvoir et opposition).
Mawerdi définit les apostats comme suit: "Ceux qui étant légalement musulmans, soit de naissance, soit à la suite de conversion, cessent de l'être, et les deux catégories sont, au point de vue de l'apostasie, sur la même ligne"[14]. Ceci peut concerner ceux qui abandonnent soit individuellement soit collectivement l'Islam.
En cas d'apostasie collective, le territoire où habitent les apostats est déclaré comme dar riddah/pays d'apostasie, au bénéfice d'un statut moins favorable que celui réservé à un pays ennemi/dar harb. Mawerdi écrit:
On ne peut accorder aux apostats une trêve qui les laisse en paix dans leur territoire, ce qui est permis de faire avec les gens de guerre...; on ne peut les réduire en esclavage et mettre leurs femmes en servitude, ce qui se peut avec les autres...; les prisonniers peuvent être exécutés par le bourreau s'ils ne reviennent pas à résipiscence[15].
Cette situation s'est présentée après la mort de Mahomet. De nombreuses tribus ont abandonné l'Islam qu'elles avaient adopté par contrainte, par calcul politique ou par intérêt économique, refusant de se soumettre à son successeur. Ce dernier a engagé alors des guerres sanglantes qui ont duré une année pour soumettre les récalcitrants.
Le concept de l'apostasie s'est vite élargi pour comprendre aussi bien ceux qui abandonnent l'Islam que ceux qui en ont une conception divergeante ou constituent des opposants politiques. Ainsi, la peine de mort pour apostasie est applicable contre des personnes qui, de bonne foi, se croient de bons musulmans.
2. Le délit d'apostasie dans le droit actuel et ses conséquences
A. Garanties constitutionnelles de la liberté religieuse
Les pays arabes ont inscrit dans leurs constitutions le principe de la liberté religieuse. Ainsi, la première constitution égyptienne de 1923 disait à son article 12 que "la liberté de croyance est absolue". L'article 46 de la constitution de 1971, actuellement en vigueur, dit: "L'Etat garantit la liberté de croyance et la liberté de l'exercice du culte".
L'article 35 alinéa 1er de la constitution syrienne de 1973 dit: "La liberté de croyance est garantie et l'Etat respecte toutes les religions".
L'article 14 de la constitution jordanienne de 1952 dit: "L'Etat protège la libre pratique des religions et des croyances conformément aux traditions du royaume dans la mesure où celles-ci ne sont pas incompatibles avec l'ordre public ou les bonnes moeurs"[16].
Les constitutions arabes les plus récentes cependant ne font pas mention de la liberté religieuse. Ainsi l'article 35 de la constitution algérienne de 1989 dit: "La liberté de conscience et la liberté d'opinion sont inviolables".
La constitution yéménite de 1990 se limite à dire dans son article 35 que les lieux de culte sont inviolables au même titre que le domicile et les locaux de la science, et il est interdit de les contrôler ou d'effectuer une perquisition en dehors des cas prévus par la loi.
L'article 10 de la constitution mauritanienne de 1991 dit simplement que l'Etat garantit à tous les citoyens les libertés publiques et individuelles, notamment "la liberté d'opinion et de pensée" et "la liberté d'expression".
Enfin, l'article 6 de la constitution marocaine de 1992 dit: "L'Islam est la religion de l'Etat qui garantit à tous le libre exercice des cultes".
B. Discrétion des codes pénaux
Les pays arabes n'ont pas inclus dans leurs codes pénaux une disposition sur l'apostasie. Deux codes en font exception. Le code soudanais de 1991 dit à son article 126:
1) Commet le délit d'apostasie tout musulman qui fait de la propagande pour la sortie de la nation de l'Islam (millat al-Islam) ou qui manifeste ouvertement sa propre sortie par un dire explicite ou par un acte ayant un sens absolument clair.
2) Celui qui commet le délit d'apostasie est invité à se repentir pendant une période déterminée par le tribunal. S'il persiste dans son apostasie et n'a pas été récemment converti à l'Islam, il sera puni de mort.
3) La sanction de l'apostasie tombe si l'apostat se rétracte avant l'exécution.
D'autre part, le Code pénal mauritanien de 1984 dit à son article 306:
Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur et aux moeurs islamiques ou a violé les lieux sacrés ou aidé à les violer, si cette action ne figure pas dans les crimes emportant la Ghissass [loi du talion] ou la Diya [prix du sang], sera punie d'une peine correctionnelle de trois mois à deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 50000 à 60000 UM.
Tout musulman coupable du crime d'apostasie, soit par parole, soit par action de façon apparente ou évidente, sera invité à se repentir dans un délai de trois jours.
S'il ne se repent pas dans ce délai, il est condamné à mort en tant qu'apostat, et ses biens seront confisqués au profit du Trésor. S'il se repent avant l'exécution de cette sentence, le parquet saisira la Cour suprême, à l'effet de sa réhabilitation dans tous ses droits, sans préjudice d'une peine correctionnelle prévue au 1er paragraphe du présent article.
Toute personne coupable du crime d'apostasie (Zendagha) sera, à moins qu'elle ne se repente au préalable, punie de la peine de mort.
Sera punie d'une peine d'emprisonnement d'un mois à deux ans, toute personne qui sera coupable du crime d'attentat à la pudeur.
Tout musulman majeur qui refuse de prier tout en reconnaissant l'obligation de la prière sera invité à s'en acquitter jusqu'à la limite du temps prescrit pour l'accomplissement de la prière obligatoire concernée. S'il persiste dans son refus jusqu'à la fin de ce délai, il sera puni de la peine de mort.
S'il ne reconnaît pas l'obligation de la prière, il sera puni de la peine de mort pour apostasie et ses biens confisqués au profit du Trésor public. Il ne bénéficiera pas de l'office consacré par le rite musulman.
A signaler ici la discrétion du code pénal marocain qui punit seulement celui qui amène un musulman à apostasier et ne dit rien de l'apostat lui-même. L'article 220 al. 2 dit:
Est puni [d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 100 à 500 dirhams], quiconque emploie des moyens de séduction dans le but d'ébranler la foi d'un musulman ou de le convertir à une autre religion, soit en exploitant sa faiblesse ou ses besoins, soit en utilisant à ces fins des établissements d'enseignement, de santé, des asiles ou des orphelinats. En cas de condamnation, la fermeture de l'établissement qui a servi à commettre le délit peut être ordonnée, soit définitivement, soit pour une durée qui ne peut excéder trois ans.
Lors de son discours du 8 mai 1990 annonçant la création du Conseil consultatif des droits de l'homme, le Roi Hassan II dit:
Nous sommes excédés, tous les Marocains sont excédés par tous ces propos tendant à faire croire qu'il existe au Maroc des prisonniers pour des raisons politiques.
Si l'on estime dans certains milieux que c'est un délit politique que de porter atteinte à Dieu -Dieu me pardonne cette évocation-, à la Patrie et au Roi ou d'attenter à nos croyances et à notre constitution, mon acception est tout autre, et je ne tiens pas à ce qu'ils la partagent.
Y a-t-il un seul musulman qui puisse circuler à travers le pays pour dire "embrassez telle autre religion que l'Islam"? Avant de se repentir, il devrait être soumis à un examen de son état mental par les médecins spécialisés. S'il persiste dans son appel à se convertir à une religion autre que l'Islam, religion de Dieu, il sera alors jugé et quelle que soit la sentence qui sera prononcée à son encontre, il ne saurait être qualifié de prisonnier politique[17].
L'apostasie ne serait donc plus un délit politique, mais un délit tout de même. Le Roi Hassan II ne dit pas en vertu de quelle loi l'apostat serait jugé puisque le code pénal marocain ne parle pas de celui qui apostasie.
C. Lacunes comblées par le droit musulman
Quelle que soit la formulation adoptée par les constitutions arabes, la liberté religieuse garantie par ces constitutions ne peut être comprise que dans les limites islamiques. Les travaux préparatoires des constitutions égyptiennes, pour ne citer que celles-ci, démontrent que ces limites étaient présentes dans l'esprit de leurs rédacteurs, mais, pour des raisons politiques, ces limites n'y ont pas été inclues. En effet, les Anglais voulaient prévoir un régime particulier pour les minorités religieuses.
Pendant les travaux de la première constitution, un sheikh a demandé que la liberté de religion et de culte ne soit garantie que dans les limites des religions reconnues "de façon à ne pas permettre la création d'une nouvelle religion comme au cas où une personne prétendrait être le Mahdi chargé d'un nouveau message". Lors des travaux de la constitution de 1953, qui n'a jamais vu le jour, le juge ‘Abd-al-Qadir ‘Odeh, frère musulman, dit: "je ne suis pas contre la liberté de croyance, mais je ne permets pas que ces croyances (non reconnues par l'Islam) soient pratiquées, faute de quoi nous aurons des gens qui adoreront les vaches, sans pouvoir les interdire en raison de la constitution". Selon lui, si un musulman égyptien devient bouddhiste, il doit être considéré comme apostat et, par conséquent, il doit être mis à mort et ses biens doivent être confisqués[18].
Ceci est aussi valable pour les codes pénaux qui n'ont pas de disposition sur l'apostasie. L'absence de disposition pénale ne signifie nullement que le musulman peut librement quitter sa religion. En effet, les lacunes du droit écrit sont à combler par le droit musulman, selon les dispositions législatives de ces pays[19]. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir une loi écrite pour pouvoir punir un apostat. Mahmud Muhammad Taha (1916-1985) a été pendu pour apostasie le 18 janvier 1985 au Soudan malgré l'absence de disposition relative à ce délit dans le code pénal de 1983. Qu'a-t-il fait au juste?
Taha, architecte en retraite, fût le fondateur et animateur du cercle des "Frères républicains" au Soudan. Il a écrit plusieurs ouvrages mal reçus par les milieux religieux musulmans et il s'est opposé à la manière d'appliquer le droit musulman dans son pays.
Ce penseur considère que Mahomet était porteur de deux messages: un appliqué et l'autre pas encore. Le message appliqué est celui des normes d'ordre juridique révélées à Mahomet chef d'Etat, pendant la période de Médine. Ce message s'adressait aux croyants et tenait compte des conditions de l'époque. Quant au message non encore appliqué et vers lequel il faut tendre, il est contenu dans les versets révélés avant l'accès de Mahomet au pouvoir. Ce message correspond à l'Islam dans sa pureté et s'adresse à l'ensemble du genre humain[20].
Selon la doctrine musulmane, les versets révélés ultérieurement abrogent les normes antérieures. Taha affirme le contraire[21]. Une telle conception se retrouve dans l'Evangile. Lorsque le Christ affirma que la répudiation était contraire aux normes du Livre de la Genèse, les juifs lui demandèrent: "Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie"? Il répondit: "C'est en raison de votre dureté de coeur que Moïse a permis de répudier vos femmes; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi"[22]. La Bible comporterait donc des normes d'origine, et des normes conjoncturelles. Sans faire référence à l'Evangile, Taha affirme en quelque sorte la même chose.
Cette conception d'apparence innocente implique un renversement total du système économique, politique et juridique dans le monde arabo-musulman. De ce fait, elle a suscité la colère des hauts responsables religieux musulmans. L'Azhar en Egypte demandait sa tête déjà en 1976[23]. Il en fût de même de la Ligue du Monde musulman dont le siège est à la Mecque. Après sa pendaison, ces deux organismes ont félicité le Président Numeiri[24].
L'exécution des apostats malgré l'absence de norme légale a lieu aussi en Arabie séoudite. Ce pays ne dispose pas de code pénal moderne, mais d'une série de décrets dont aucun ne concerne l'apostasie. En cette matière, le droit pénal musulman classique non codifié reste en vigueur et il est appliqué dans toute sa rigueur. Le 3 septembre 1992, un jeune homme de 24 ans a été exécuté en public à Qatif sur l'ordre royal no 141 de 1992. Selon le Ministère de l'intérieur, ce jeune aurait insulté Dieu, le Coran et Mahomet, ce qui constitue le délit d'apostasie. Plusieurs fatwas de chefs religieux de ce pays considèrent les communautés séoudiennes de religion shiite, ismaélite et zaydites comme hérétiques[25].
Il faut cependant signaler que dans des pays comme l'Egypte, l'apostat n'est pas exécuté, mais jeté en prison.
En vertu des normes explicites ou implicites sur l'apostasie, certains groupes sont interdits. C'est le cas notamment des Bahaïs[26] et des francs-maçons et groupes affiliés[27].
D. Action populaire contre l'apostat
Chaque individu a le droit de saisir les tribunaux étatiques pour juger un apostat. Dans le cas de l'Egypte, ce rôle est souvent assumé par l'Azhar, notamment à l'égard d'écrivains dissidents accusés d'apostasie. Et si l'Etat ou les tribunaux refusent de mettre à mort ces écrivains en se satisfaisant d'interdire leurs ouvrages ou de les jeter en prison, chaque musulman se croit en droit de les assassiner.
Ce droit du musulman de saisir les tribunaux ou de se substituer à l'Etat pour punir l'apostat se base sur le devoir d'interdire le blâmable prescrit par le Coran:
Et qu'il se trouve parmi vous un groupe qui appelle au bien: leur ordonnant ce qui est convenable et leur interdisant ce qui est blâmable: voilà ceux qui seront heureux (3:104).
Ce principe est aussi affirmé par des récits de Mahomet dont le plus important:
Celui qui voit un mal qu'il le corrige par sa main, et s'il ne le peut pas qu'il le corrige par sa langue, et s'il ne le peut non plus qu'il le corrige dans son coeur et c'est la moindre de la foi.
Ce principe pouvait se justifier dans la société bédouine du début de l'Islam où, à défaut de pouvoir étatique, chaque individu pouvait se faire justice; d'où l'admission de la loi du talion par le Coran. Lorsque l'Etat musulman s'est affermi, les légistes ont essayé de le limiter aux savants religieux. En outre, ils ont estimé qu'il faut commencer non pas avec la main comme le demande le récit susmentionné, mais par les bons moyens conformément au verset 16:125 qui dit:
Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur, par la sagesse et une belle exhortation; discute avec eux de la meilleure manière.
Si toutefois la manière douce n'aboutit pas, certains légistes permettent de tuer le coupable. D'autres, par contre, excluent tout recours à l'arme, ceci étant réservé à l'autorité publique de peur que le mal qui en résulte ne soit supérieur à celui auquel on tend à mettre fin[28].
C'est en vertu de ce principe que Farag Fodah, penseur égyptien, a été assassiné le 8 juin 1992 par un groupe intégriste musulman qui lui reprochait ses attaques contre l'application du droit musulman et l'accusait d'apostasie. Comme dans le cas de Taha, l'Azhar avait porté plainte contre lui, et le gouvernement l'avait placé durant quelque temps en résidence surveillée. L'assassin a indiqué lors de l'enquête que le sheikh égyptien ‘Umar ‘Abd-al-Rahman, figure de proue de l'organisation intégriste Al-Gihad réfugié aux Etats-Unis, avait déclaré licite "de faire couler le sang de tous ceux qui s'opposent à l'Islam". L'Association des Frères musulmans condamna les assassinats politiques, tout en portant sur le gouvernement et les médias la responsabilité de cet attentat en laissant le champ libre à des écrivains qui se sont consacrés à attaquer l'Islam[29].
Après l'assassinat de Farag Fodah, la presse égyptienne a fait état d'une liste de plusieurs écrivains que les extrémistes musulmans avaient l'intention d'assassiner. Ce qui a poussé les intellectuels à descendre dans la rue pour manifester contre l'intégrisme religieux auxquels ils payent un lourd tribut en Egypte et dans d'autres pays arabes. La même année, c'était au penseur libanais Mustafa Guha de tomber sous les balles des intégristes. Les actes de ces intégristes sont très souvent légitimées par les autorités religieuses officielles, et en premier lieu par l'Azhar. Nombreux sont ceux qui ont été traînés devant les tribunaux sur instigation de ces autorités: Taha Hussayn, ‘Ali ‘Abd-al-Raziq, Muhammad Ahmad Khalaf-Allah, Sadiq Galal Al-‘Azm, etc.
Aujourd'hui, en Libye, les tribunaux se penchent sur le cas du juge à la retraite Mustafa Kamal Al-Mahdawi, à la suite d'un ouvrage retiré du marché[30]. Ce juge, un ami personnel, subit actuellement une campagne féroce menée par les milieux religieux libyens dans les mosquées et la presse pour qu'il soit condamné pour apostasie. Le prédicateur de la Mosquée du Prophète à Médine en Arabie séoudite a publié en juillet 1992 un fascicule de 47 pages où il demande à la Ligue du Monde musulman et à la Conférence Islamique d'établir une fatwa collective des savants musulmans contre ce juge et de l'exécuter comme apostat s'il ne se rétracte pas. Quant à son livre, il demande qu'il soit retiré du marché, brûlé et interdit à tout lecteur. Ce fascicule est distribué gratuitement en Libye[31].
Ces penseurs, pourtant, se considèrent toujours comme des musulmans et n'ont jamais nié leur appartenance à l'Islam. La situation est encore plus dramatique lorsque le musulman abandonne sa religion pour en adopter une autre. L'Etat le chasse de son travaille, le dépossède de ses biens et souvent le jette en prison. S'il parvient à s'en échapper, il s'expose à la vengeance de sa famille qui le poursuit aussi hors de son pays, y compris dans les pays occidentaux où il s'expatrie dans l'espoir de sauver sa vie[32].
Il faut y ajouter l'attitude peu accueillante de la communauté chrétienne. Si la conversion a lieu dans les pays musulmans, on craint les représailles qu'elle risque de faire retomber sur la communauté chrétienne, heurtant la hiérarchie musulmane et mettant en péril le dialogue islamo-chrétien. Des attaques contre des lieux de culte chrétiens ont eu lieu en Egypte après la conversion de jeunes musulmans au christianisme. Les Eglises au Proche-Orient qui osent baptiser des musulmans convertis au christianisme leur imposent la discrétion totale. Parfois, le baptême est donné par un prêtre étranger de passage. Lorsque la conversion a lieu en Occident, on doute des intentions du converti: peut-être cherche-t-il à s'établir en Occident, ou à trouver du travail ou à épouser une chrétienne. Il s'agit parfois aussi de racisme ou de xénophobie[33]. Günther Wallraff, le journaliste allemand qui s'est fait passer pour un turc, décrit sept tentatives de devenir chrétien qui se soldent toutes par un échec[34].