Ouvrez votre Bible et lisez Jérémie 8:8
« La Loi mensongère des Scribes » :
des prophètes bibliques contre l’écriture
Fonction épistémologique et appropriation des techniques de l’écrit
dans la mise en cause de l’autorité d’une parole révélée, au VIIe
s. av.
Christophe Batsch
Université Lille 3
Centre Gustave Glotz
N-B : Cette étude prend pour point de départ l’analyse des effets de la
littératie sur les formes d’organisation sociale, proposée par Jack Goody
depuis vingt ans. Elle s’appuie également sur les travaux de Critiano
Grottanelli concernant les liens entre écriture et prophétie dans le monde
sémitique ancien. J’y poursuis une recherche dont des résultats partiaux ont
déjà été présentés au sein du GDRI « Les Mondes lettrés » (Centre Louis
Gernet, Paris).
Moins soumis à la relecture censurante du rédacteur final que les textes
narratifs, législatifs ou historiographiques, les écrits prophétiques de la Bible
hébraïque nous ont parfois conservé le témoignage étonnant de querelles et/
ou de contradictions non résolues au sein du judaïsme ancien. L’un des plus
surprenants de ces passages est sans conteste celui où le prophète Jérémie
dénonce la Torah mensongère des scribes (Jérémie 8,8-9).
Aucune ruse exégétique ni interprétative des religions établies sur la Bible
n’est parvenue à expliquer ni à gommer cette choquante mise en cause de la
Loi par l’un des plus importants prophètes. Pour être comprise elle doit, à
mon sens, être resituée dans le cadre historique du développeemntéconomique, démographique, culturel et politique du royaume de Juda au
VIIe
s. avant l’ère vulgaire, suite à la destruction de Samarie et à l’annexion
du royaume voisin d’Israël par l’empire assyrien.
Un cerain nombre de chercheurs et d’archéologues s’accordent aujourd’hui à
considérer que c’est cet essor de Juda (en gros, sous les règnes des rois
Ézéchias, Manassé et Josias) qui a créé les conditions d’un développement
de l’écriture comme instrument d’exercice du pouvoir politique et religieux
sur le royaume. En atteste le fameux récit de la « découverte » d’une loi
écrite enfouie dans la cour du Temple sous le règne de Josias (2 Rois 23
passim), loi dans laquelle on reconnaît la noyau initial du Deutéronome et de
la Torah.
Les prophètes contemporains de ce phénomène de l’essor de l’écrit, et dont
les textes sont regroupés sous les noms du Proto-Esaïe et de Jérémie, ont
donc été confrontés à l’émergence d’une nouvelle technique de transmission
des savoirs, d’exercice du pouvoir et d’affirmation de l’autorité ; cette
technique dont ils n’ont pas la maîtrise s’installe très vite en position de
concurrence efficace contre leurs propres outils de transmission et d’autorité,
fondés sur l’oralité et le spectaculaire métaphorique. Plusieurs passages tirés
de ces deux recueils prophétiques attestnet du conflit qui se développe alors
entre ces deux techniques d’expression, d’interprétation, de compréhension
et de transmpission de la volonté divine, fondement ultime de tous les
pouvoirs religieus et politiques.
Ces passages, rares mais immenséments instructifs sont :
1. Le miroir d’Esaïe (Esaïe 8,1-4)
Où l’on voit le prophète Ésaïe tenter de s’approprier et de détourner les
techniques de l’écrit pour en faire un usage métaphorique et symbolique qui
s’accorde à la tradition prophétique mais ignore les qualités propres, laportée et l’usage de l’écrit – toutes choses déjà acqises par la pratique des
siècles précédents dans la royaume voisin d’Israël.
Une tentative analogue peut être repérée dans l'usage magico-symbolique
d’un rouleau envoyé aux exilés de Babylone par Jérémie et noyé dans
l'Euphrate après lecture (Jérémie 51,59-64).
2. Le rouleau brûlé de Jérémie (Jérémie 36 passim)
Où le conflit entre l’autorité de la loi écrite du roi et celle du discours
prophétique est symboliquement tranché en faveur de la première par le roi
Yoyakim, dans le geste de brûler le rouleau sur lequel ont été transcrites les
prophéties de Jérémie au fur et à mesure qu’on lui en faisait la lecture ; et où
l’on peut observer que la mise par écrit des prophéties ne diminue ni ne
modifie leur caractère essentiellement oral.
3. La Torah mensongère des Scribes (Jérémie 8,8-9)
Où s’exprime pour la dernière fois de façon aussi cohérente la théorie
prophétique de la supériorité de la révélation orale sur l’écrit ; où sont
dénoncés non seulement les techniques de l’écritures et les manipulations
qu’elles autorisent, mais également le développement de l’activité
intellectuelle (« sagesse ») que suscite le passage à l’écrit.
On possède ainsi un nombre limités, et d’autant plus précieux, de
témoignages des effets épistémologiques de nl’introduction et du
développement de l’écrit comme technique de pouvoir, au sein d’une société
jusqu’alors essentiellement dominée par la transmission orale de ses savoirs
et de ses croyances.
Bibliographie :
Jack GOODY, 1986, The Logic of Writing and the Organization of Society,Cambridge : University Press
Cristiano GROTTANELLI, 1999, « Prophecy and Writing in the Ancient Near
East », dans Kings and Prophets. Monarchic Power, Inspired Leadership,
and Sacred Text in Biblical Narrative, New York, Oxford : Oxford Univ.
Press, 173-183 (trad. de l'italien, 1982)
Cristiano GROTTANELLI, 2001, « La scrittura nell’ambiente della Bibbia.
Valori culturali e religiosi dello “scritto” nel contesto storico che a generato
l'Antico Testamento », Riccerche Storica Bibliche 13/1, 11-26
Cristiano GROTTANELLI, 2003, « On Written Lies », dans M. Finkelberg et
G. Stroumsa éd., Homer, the Bible and Beyond: Literary and beyond:
Literary and Religious Canons in the Ancient World, Leyde, Boston : Brill,
(Jerusalem Studies in Religion and Culture 2), 53-62
Clarisse HERRENSCHMIDT, 1996, « L'écriture entre mondes visible et
invisible en Iran, en Israël et en Grèce », dans J. Bottéro, C. Herrenschmidt
et J.-P. Vernant, L'Orient ancien et nous. L'écriture, la raison, les dieux,
Paris, Albin Michel, 93-188
Clarisse HERRENSCHMIDT, 2007, Les trois écritures. Langue, nombre, code,
Paris : Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines)
David W. JAMIESON-DRAKE, 1991, Scribes and Schools in Monarchic
Judah. A Socio-Archeological Approach, Sheffiled : Academic Press