Un petit cadeau pour ceux qui comme moi apprécient la Science les Mathématiques et la bonne Philosophie :
épistémologie - par Gregory Chaitin dans mensuel n°370 daté décembre 2003 à la page 34 (3960 mots) | Gratuit
Einstein s'étonnait que le monde fût compréhensible. Mais l'est-il ? À l'heure où l'on nous parle de « fin de la science », la question n'est pas tranchée. Au contraire, tant en mathématiques qu'en physique et en biologie, la science se heurte à des trous noirs d'incompréhensibilité.
On prête à Einstein d'avoir dit : « Ce qu'il y a de plus incompréhensible dans l'Univers, c'est qu'il soit compréhensible. » Il émane de cette formule un enthousiasme communicatif : n'avons-nous pas, pour l'essentiel, percé les secrets de ce que les anciens appelaient « la nature des choses » ? L'extraordinaire efficacité de la physique quantique, en particulier, avec son cortège d'applications, donne à beaucoup le sentiment que la messe est dite, qu'il ne reste plus que quelques boulons à resserrer, quelques chaînons manquants à identifier. Avec le décryptage du génome, les secrets de la vie et de la conscience semblent même à portée de la main. De bons esprits développent l'idée de la « fin de la science ». Pourtant, la force de séduction de la formule d'Einstein tient aussi au paradoxe qu'elle contient : si nous ne comprenons pas que l'Univers est compréhensible, c'est peut-être qu'il ne l'est pas autant que nous le pensons... La phrase réellement rédigée par Einstein souligne d'ailleurs vigoureusement ce paradoxe : « L'éternellement incompréhensible à propos du monde est sa compréhensibilité. »
Affirmer que le monde est compréhensible revient d'une certaine manière à déclarer la mort de la philosophie, pour laquelle, depuis les Grecs, la question centrale est de savoir s'il l'est. Or, contrairement à ce qui reste le message le plus immédiat de la formule d'Einstein, le progrès de la science, pour spectaculaire qu'il soit, ne fournit pas de réponse satisfaisante à la question. Certains résultats plaident même en sens contraire. On le voit jusque dans les mathématiques, car ce temple de la certitude est comme perforé par des trous noirs d'incompréhensibilité.
Il faut se mettre d'accord sur le sens des termes employés. Car les mots, chargés d'histoire et de sagesse populaire, sont des pièges ! Quand je dis « comprendre », je sous-entends : « rationnellement » du point de vue de cette fameuse raison qu'inventèrent les Grecs, cette raison qui a fait le succès de la science.
Pour Platon, le monde est compréhensible parce qu'il a une structure. Et il a une structure parce qu'il est une oeuvre d'art créée par un Dieu qui est mathématicien. Plus exactement, la structure du monde est faite des pensées de Dieu, qui sont mathématiques. Cette idée a traversé les siècles. On la retrouve au XVIIe chez Spinoza ou chez Leibniz, et force est de reconnaître qu'elle est aujourd'hui, mutatis mutandis, présente à l'esprit de nombreux mathématiciens et physiciens.
Pourquoi les Grecs étaient-ils tentés de voir le monde comme compréhensible ? En raison de la beauté de la géométrie et des nombres, en raison aussi des travaux de l'école pythagoricienne sur la physique des instruments à cordes et de la tonalité, en raison enfin de l'émerveillement devant la régularité des mouvements célestes. Symétrie et simplicité fondent l'intelligibilité du monde.
La version moderne de la cosmologie platonicienne, c'est l'utilisation de la théorie mathématique des groupes pour décrire le « zoo » des particules subatomiques. Un groupe est un objet mathématique abstrait décrivant des transformations que l'on retrouve au niveau le plus fondamental en physique. Ainsi tout élément d'un groupe a un symétrique, phénomène qui caractérise aussi les relations entre particules élémentaires. La théorie des groupes est si puissante qu'elle a permis à Murray Gell-Mann de prévoir la découverte des quarks. Quant au « zoo », il évoque, à une autre échelle, la classification des éléments par Mendeleïev.
Mais les physiciens contemporains ont aussi une réponse possible au paradoxe d'Einstein. C'est ce qu'ils appellent le principe anthropique de anthropos, homme. D'après ce principe, le fait que le monde soit compréhensible est explicable. Car nous ne serions pas là pour poser la question si l'Univers n'avait pas évolué de manière à rendre possible l'émergence de créatures comme nous ! Non que le monde ait évolué dans ce but mais, de fait, les quinze milliards d'années qui nous séparent du Big Bang ont été nécessaires pour que la vie et l'homme apparaissent. Que nous le voulions ou non, l'histoire de la matière façonne notre pensée.
J'estime pour ma part que le problème de la compréhension gagne à être abordé sous l'angle d'une théorie de l'information. Qu'est-ce que comprendre, sinon d'abord comprimer ? Des faits multiples sont compris lorsqu'ils sont explicables par un petit nombre d'affirmations théoriques. Comprendre, c'est, disait Einstein, « réduire des phénomènes par un processus logique à quelque chose de déjà connu ou apparemment évident ». Mais les faits sont d'autant mieux compris que le nombre d'affirmations théoriques servant à les expliquer est réduit. C'est la vieille idée du rasoir d'Occam, énoncée par les logiciens du Moyen Âge : la théorie la plus simple est la meilleure. Or, cette idée mène à une autre, exprimée notamment par Leibniz : le monde lui-même serait simple ! Voici ce qu'écrivait le philosophe allemand en 1686, en français : « On peut dire que, de quelque maniere que Dieu auroit créé le monde, il auroit toujours esté regulier et dans un certain ordre general. Mais Dieu a choisi celuy qui est le plus parfait, c'est à dire celuy qui est en même temps le plus simple en hypotheses, et le plus riche en phenomenes. »
Dans un petit livre de philosophie où il évoque ce texte, le mathématicien Hermann Weyl développait la même idée à sa manière : « L'assertion que la nature est régie par des lois strictes est vide de tout contenu si nous n'ajoutons pas l'affirmation qu'elle est régie par des lois mathématiques simples [...]. L'étonnant n'est pas qu'il existe des lois naturelles, mais que plus on avance dans l'analyse, plus fins sont [...] les éléments auxquels les phénomènes sont réduits, plus les relations fondamentales deviennent simples et non plus compliquées, comme on s'y attendrait et plus elles expliquent les faits avec exactitude. »
Ces convictions doivent être rapprochées, par exemple, du principe du moindre temps, dont Fermat a déduit les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière. Ce principe se retrouve aujourd'hui dans les constructions les plus élaborées de la physique quantique. Néanmoins, il est rarement envisagé sous l'angle platonicien ou leibnizien d'une théorie de l'information. Ce que les physiciens ont généralement en tête, c'est encore de la physique. Richard Feynman discourt ainsi sur le « principe de moindre action » et le « principe du moindre temps ». On peut en dire autant de la plupart des travaux en informatique théorique, où la complexité du calcul est habituellement liée au temps nécessaire pour calculer, non à la complexité des idées ou de l'information.
Théorie de tout
La doctrine de Leibniz va plus loin que le « moindre temps ». Elle implique que les idées qui produisent ou gouvernent le monde sont aussi belles et simples que possible. Ce pourrait être une autre formulation du principe anthropique : les lois de la physique sont aussi simples et belles que nécessaire pour que nous, êtres intelligents, ayons pu évoluer. La conviction leibnizienne que le monde est gouverné par des idées simples se retrouve dans le projet de la physique subatomique d'identifier les composants ultimes de la réalité, unissant théorie de la relativité et physique quantique. Projet qui prend l'allure d'un rêve lorsque des physiciens vont jusqu'à parler d'une « théorie de tout » Theory of Everything, TOE, titre d'un livre de Stephen Hawking : une théorie aussi simple que possible expliquant tout, dépourvue d'éléments redondants.
Mais qu'est-ce donc qu'une théorie ? L'invention de l'informatique autorise une réponse que ni Leibniz ni Weyl n'auraient pu fournir : une théorie peut être considérée comme un programme d'ordinateur destiné à rendre compte des faits observables par le calcul. En d'autres termes, une théorie est un programme de calcul qui permet de prédire des observations. C'est dire aussi que comprendre quelque chose signifie écrire un programme pour en rendre compte. Dans cette optique, la « simplicité » peut être définie comme étant le programme le plus court capable de réaliser ce calcul. La « complexité », elle, peut être définie comme le nombre de bits du programme, la quantité d'information qu'il contient. Définir la complexité d'un phénomène, c'est trouver la taille de la théorie la plus simple qui en rende compte, c'est-à-dire la taille du plus petit programme permettant de le calculer. De ce point de vue, les tenants de la « théorie de tout » pensent que l'Univers est fondamentalement simple ce qui n'empêche pas l'émergence d'autres formes de complexité. Stephen Wolfram pense, par exemple, qu'une recherche systématique sur ordinateur nous permettra de trouver le « programme simple à la base de l'Univers ».
Un problème fondamental que rencontre ce genre d'ambition est de savoir s'il est possible de démontrer qu'une théorie donnée est la plus simple possible. Or, mes travaux de mathématicien m'ont conduit à démontrer le contraire. Appelons un programme informatique « élégant » s'il est le plus court capable d'obtenir le résultat qu'il fournit. Le nombre de programmes élégants est infini. Cependant, dans la plupart des cas, il est impossible de démontrer qu'un programme informatique est élégant. On ne saura donc jamais si l'on a trouvé la TOE ultime lire « Indécida-ble complexité », p. 38. Cette conclusion, à certains égards pessimiste, s'inscrit dans le sillage des travaux des mathématiciens Kurt Gödel et Alan Turing, qui ont démontré le caractère à jamais incertain des fondements des mathématiques.
Gödel a obtenu en 1931 un résultat qui à l'époque était extraordinairement surprenant. Il a construit une assertion arithmétique sur le modèle du paradoxe du menteur, inventé par les Grecs : « Ce que je dis dans la présente phrase est un mensonge. » Amusant, ce paradoxe. Il ne semble pas prêter à conséquence. Le problème, c'est qu'il est possible de l'importer en mathématiques. Formulée à l'aide de mots, l'assertion de Gödel dit exactement : « La présente assertion, celle qui est contenue dans cette phrase, est indémontrable. » Si cette proposition est démontrable, elle est donc fausse. Si elle n'est pas démontrable, elle est vraie, ce qui veut dire qu'il y a des propositions vraies et pourtant non démontrables. C'est ce qu'on appelle l'incomplétude. La démonstration de Gödel est trop complexe pour être résumée ici. Disons seulement qu'elle passe par une opération mentale consistant à numéroter la liste de toutes les assertions et preuves de l'arithmétique formelle. Mais la signification du théorème est énorme. Il prouve qu'il est impossible de rendre compte de l'arithmétique élémentaire en déduisant ses résultats de quelques axiomes de base. On ne peut pas connaître toute la vérité sur l'addition, la multiplication, et la suite des nombres entiers. Le théorème suggère aussi que de nouveaux axiomes, peut-être beaucoup de nouveaux axiomes, pourraient être ajoutés aux axiomes de base de l'arithmétique. Il est possible, par exemple, que de vieux problèmes non résolus, comme la question de savoir s'il existe une infinité de nombres premiers jumeaux impairs séparés par un pair, doivent être comptés au nombre des axiomes : en ce cas, il existe une infinité de nombres premiers jumeaux, c'est vrai et non démontrable. Peut-être que des conjectures beaucoup plus compliquées, comme l'hypothèse de Riemann, dont la démonstration est mise à prix, devront un jour être considérées comme des axiomes.
Alan Turing a ajouté en 1936 un degré de profondeur au résultat de Gödel. Quelques mathématiciens pensaient qu'il devait exister une procédure infaillible permettant de décider si un énoncé mathématique est vrai ou faux. Ce n'est pas possible, découvre Turing. Imaginons une machine à calculer parfaite un ordinateur, dirions-nous aujourd'hui, sans limite de puissance ni de temps et à l'abri de tous les bugs. Une machine capable de réaliser tous les calculs possibles. Imaginons aussi un programme qui contient tous les éléments nécessaires à son fonctionnement, qui n'ait jamais besoin d'aucun ajout. Turing a montré qu'il n'existe pas d'algorithme procédure de calcul permettant de savoir si un tel programme s'arrêtera jamais. Aucun programme d'ordinateur ne permettra jamais de savoir à l'avance si un autre programme d'ordinateur s'arrêtera ou non. Sans rentrer dans la démonstration de Turing, observons que son théorème peut se comprendre aisément dans le cadre de ma théorie de la complexité. L'impossibilité de prouver qu'un programme arbitrairement donné est élégant signifie aussi qu'on ne saura jamais si un programme s'arrêtera ou non. À l'ère des ordinateurs, ce résultat a une signification pratique : aucune méthode ne permet de savoir si un programme donné va tourner sans fin. Mais sa signification mathématique est autrement profonde : aucun jeu d'axiomes ne nous permettra jamais de déduire qu'un programme s'arrêtera ou non.
Ce faisant, Turing démontrait aussi l'existence de nombres incalculables lire « Nombres incalculables », p. 39. Cela ne plaide pas non plus en faveur d'une grande transparence de l'Univers ! Mais avant d'aller plus loin, observons qu'une autre manière de se poser la question de l'intelligibilité du monde est de se demander s'il est ordonné ou chaotique. Le hasard est-il un produit de la nature ou l'un de ses caractères fondamentaux ? Leibniz avait bien vu le problème et l'avait résolu à sa manière. « Rien n'arrive dans le monde qui soit absolument irregulier », écrit-il juste avant le passage cité plus haut. Et aussi : « Pour ce qui est de la simplicité des voyes de Dieu, elle a lieu proprement à l'égard des moyens, comme, au contraire, la varieté, richesse ou abondance y a lieu à l'égard des fins ou effects. » Autrement dit, pour Leibniz, le hasard ne relève pas de l'essence de la nature, il en est un sous-produit. Einstein partageait ce point de vue. « Dieu ne joue pas aux dés ! » disait-il avec force.
Nombres inintéressants
Or, la physique quantique n'en finit pas d'indiquer le contraire. À une échelle très petite, le monde physique se comporte de manière totalement différente de ce que nous voyons à notre échelle et aux très grandes échelles décrites d'abord par la « mécanique céleste », puis par la théorie de la relativité. Dans l'extrêmement petit, le hasard semble être une propriété fondamentale de la matière. Les événements individuels y sont imprévisibles. La quantité de base en physique quantique ne mesure qu'une probabilité. On ne saura jamais à la fois où est un électron, et à quelle vitesse et dans quelle direction il se déplace : c'est le principe d'incertitude de Heisenberg. Les physiciens ont d'ailleurs découvert par la suite que le monde quantique n'avait pas le monopole du hasard ; mais c'est une autre histoire.
En mettant en relation la présence envahissante du hasard en physique quantique et les résultats de Gödel et de Turing, j'ai fini par me demander si le hasard ne jouait pas aussi un rôle au coeur même des mathématiques. Et si ce n'était pas la véritable raison des résultats de Gödel et de Turing. Revenons sur l'une des conclusions que l'on peut tirer du théorème de Gödel : certaines vérités mathématiques sont indémontrables. C'est dire qu'il existe des faits mathématiques irréductibles, incompressibles du point de vue logique. Quelle est la nature de ces faits ? Réfléchissons à la suite des nombres entiers positifs. La plupart du temps, le programme le plus court permettant de désigner l'un de ces nombres est de l'écrire taper la suite des chiffres qui le composent. Seuls certains entiers échappent à cette règle : ils sont calculables grâce à un programme plus court que celui servant à les énoncer. Ce sont des nombres intéressants. Que dire des autres, des nombres inintéressants ? Ils sont l'écrasante majorité. Ce sont des faits mathématiques irréductibles, incompressibles. Mais ils ont aussi une étonnante caractéristique, que j'ai démontrée : pris individuellement, pour la plupart d'entre eux, on ne peut pas prouver leur statut de nombres « inintéressants » ! On peut seulement le faire pour un nombre fini d'entre eux. C'est une autre manière d'exprimer l'idée qu'on ne peut pas prouver qu'une théorie est élégante, c'est-à-dire la plus simple possible.
De mon point de vue, les nombres inintéressants sont très intéressants. Je les ai décrits comme irréductibles ou incompressibles. Le programme dit par exemple : écrire 123796402. Il n'y a pas plus court. Mais dans le cadre de la théorie algorithmique de l'information que j'ai développée, on peut décrire ces nombres autrement, en invoquant la notion de hasard. Dans la mesure où ils contiennent une quantité d'information incompressible, où aucun algorithme plus court qu'eux-mêmes ne peut en rendre compte, ils peuvent être considérés comme algorithmiquement aléatoires. Or, le problème de Turing peut lui-même être abordé sous l'angle du hasard. Au lieu de se demander s'il est possible de démontrer que le programme va s'arrêter, on se demande quelle est la probabilité qu'il s'arrête. Cette démarche m'a permis de démontrer de manière définitive que Dieu joue bel et bien aux dés même en mathématiques !
Considérons l'ensemble formé par tous les programmes possibles. Et considérons la probabilité, pour chacun de ces programmes, de s'arrêter ou non. Pour chaque bit de logiciel de chaque programme on peut jouer à pile ou face. La probabilité qu'un programme s'arrête en un nombre fini de pas est comprise entre zéro et un. C'est un nombre réel, que j'appelle W oméga, et que certains mathématiciens ont la gentillesse d'appeler le nombre de Chaitin lire « Comment obtenir le nombre W », ci-dessous.
Complexité infinie
Or, si l'on considère la succession des chiffres qui constituent ce nombre réel succession que l'on peut écrire en langage binaire, avec seulement des zéros et des uns, chacun de ces chiffres est en lui-même un fait mathématique aussi irréductible que le rouge ou le noir de la case sur laquelle la bille d'une roulette parfaite vient s'arrêter. Chaque bit vient comme une surprise complète. Il est possible de déterminer quelques premiers bits de la série, mais ensuite cela devient tout à fait impossible car la série ne suit aucun fil conducteur. Ces bits incarnent le hasard. Ils ne peuvent pas être déduits d'axiomes ou de principes plus simples qu'eux-mêmes. Ce sont des données incompressibles. Quant au nombre W lui-même, il est en quelque sorte le comble de l'inconnaissable. Bien qu' W ait une définition mathématique simple, la succession de ses bits n'a absolument aucune structure.
Si l'on écrit W en langage décimal, les chiffres après la virgule viennent complètement au hasard. Comparons-le à p. Il est possible que les chiffres après la virgule de p soient dus aussi au hasard, mais ce n'est pas démontré, et surtout, il existe des algorithmes simples pour obtenir ces chiffres, alors qu'il n'en existe pas pour W. La complexité de p est finie, celle d'W est infinie. Leibniz avait donc tort : les bits d'W étant des faits mathématiques irréductibles, ils contredisent le principe de la raison suffisante. Ils sont vrais sans raison. Si l'on utilise un langage kantien, ce sont des choses en soi. Mais par ailleurs la présence du chaos dans l'intimité des mathématiques rapproche étrangement cette discipline de la physique. Souvenons-nous : comprendre c'est comprimer. Ce qu'il y a de moins compressible en physique c'est aussi ce qu'il y a de plus aléatoire, de plus désordonné, de moins compréhensible. Les physiciens ont une notion pour mesurer le degré d'incompressibilité ou d'incompréhensibilité d'un système : c'est l'entropie. Celle-ci mesure le désordre du système, sa dimension chaotique. Il en va de même en mathématiques : des faits mathématiques irréductibles désignent une sorte d'entropie mathématique maximale. Dans la conception habituelle des mathématiques, rien n'est laissé au hasard ; ici rien n'est laissé à la loi.
La conclusion de tout cela, c'est que le monde des idées mathématiques est d'une complexité infinie et n'est donc pas pleinement compréhensible. Ce fait génère à mes yeux une interrogation supplémentaire. Comment ces résultats d'incomplétude, d'incalculabilité, d'imprédictibilité se marient-ils avec l'extraordinaire fécondité des mathématiques, avec les progrès immenses réalisés dans ce domaine depuis un siècle ? Il y a là une sorte de paradoxe d'ordre supérieur, qui pose la question de nature des mathématiques. Pour parodier Socrate, je pourrais dire à la fin d'un dialogue imaginaire : les mathématiques, mon cher ami, avouons donc que nous ne savons pas vraiment ce que c'est. Du moins, pas encore.
Principe anthropique
Je suis tenté de penser, contre Wolfram, que le monde physique est lui aussi d'une complexité infinie et n'est donc pas pleinement compréhensible. Il reste beaucoup à attendre du débat sur la question de savoir si l'Univers physique est discret, comme le pense Wolfram et comme je ne suis pas loin de le croire, ou continu, comme le laisse plutôt supposer la physique classique. Cependant les résultats les plus décisifs viendront peut-être d'une réflexion non sur les lois les plus simples de la nature, mais sur l'autre extrémité du champ, sur cette fraction si singulière du monde physique qu'on appelle la vie. Wolfram pense que le hasard rencontré en physique et dans le monde vivant n'est qu'un pseudo-hasard. Il pense que la complexité du monde est finie, comme celle de p. En vertu de ce qu'il appelle le « principe d'équivalence computationnelle », les phénomènes qui nous paraissent les plus complexes, comme le fonctionnement de notre cerveau, pourraient, à le suivre, émerger peu à peu à partir de règles très simples. Je crois pour ma part qu'il y a autre chose.
La complexité du monde vivant est-elle réellement explicable par l'évolution de programmes simples ? Comment rendre compte de l'impression de complexité croissante que donnent l'évolution des espèces, celle de l'homme... et celle de la science ? Au contraire de Wolfram, on peut soutenir que la vie renforce beaucoup l'hypothèse de la complexité infinie d'un monde dont une large part resterait à jamais incompréhensible. Il faut bien le reconnaître : nous ne disposons pas d'une théorie scientifique de l'évolution. Nous connaissons quelques principes, mais nous ne savons pas comment prédire le chemin que suivra l'évolution. Nous ne savons même pas quel type de théorie de l'évolution nous pouvons espérer. Nous ne savons pas s'il existe des lois de la biologie au sens où il y a des lois de la physique.
Une dernière mise en garde s'impose. Lorsque nous disons que comprendre c'est comprimer, peut-être apportons-nous davantage d'information sur nous-mêmes que sur le monde. Qu'est-ce, au fond, qu'expliquer ? Voici ce que disait John von Neumann, l'un des grand-pères des théories de l'information : « Le point de vue selon lequel la physique théorique n'explique pas les phénomènes, mais seulement les classe et les relie est aujourd'hui adopté par la plupart des physiciens théoriciens.» Je ne suis pas sûr que ce point de vue soit si répandu. Il n'est pas partagé par un Steven Weinberg, par exemple. Celui-ci reconnaît néanmoins que « nous ne pourrons pas expliquer les lois de la nature universelles simples auxquelles je pense que nous aboutirons». Il rejoint en cela Einstein, qui écrivait : « Ces principes et postulats fondamentaux qui ne peuvent pas être réduits davantage logiquement, forment la partie essentielle de la théorie, à laquelle la raison ne peut toucher. » Peut-être les questions les plus fondamentales, comme celle de savoir si l'Univers est simple ou complexe, resteront à jamais insolubles, tout simplement parce qu'il faudrait un observateur extérieur, non humain, pour en décider.
C'est une sorte de version inversée du principe anthropique : au lieu de rendre la compréhension possible, elle l'exclut !
en deux mots La plupart des scientifiques sont persuadés que le monde est compréhensible. Ce faisant, ils s'inscrivent dans la vieille tradition positiviste, qui remonte à Platon et à Leibniz. Mais Einstein s'en étonnait : « Ce qu'il y a de plus incompréhensible dans l'Univers, c'est qu'il soit compréhensible. » Or il n'est pas certain qu'il le soit. En théorie de l'information, il est même démontré qu'il ne l'est pas. Gödel a établi que certaines vérités mathématiques sont indémontrables. Turing a prouvé l'existence de nombres incalculables. L'auteur du présent article a démontré pour sa part que le chaos, caractère essentiel de la physique quantique, se loge au coeur des mathématiques.
Par Gregory Chaitin
L'Univers est-il intelligible?
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L'Univers est-il intelligible?
Ecrit le 18 mars16, 06:26- La réalité est toujours beaucoup plus riche et complexe que ce que l'on peut percevoir, se représenter, concevoir, croire ou comprendre.
- Nous ne savons pas ce que nous ne savons pas.
Humilité !
- Toute expérience vécue résulte de choix. Et tout choix produit son lot d'expériences vécues.
Sagesse !
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Re: L'Univers est-il intelligible?
Ecrit le 11 juin16, 00:53merci JMIJ'm'interroge a écrit :Un petit cadeau pour ceux qui comme moi apprécient la Science les Mathématiques et la bonne Philosophie :
épistémologie - par Gregory Chaitin dans mensuel n°370 daté décembre 2003 à la page 34 (3960 mots) | Gratuit
Einstein s'étonnait que le monde fût compréhensible. Mais l'est-il ? À l'heure où l'on nous parle de « fin de la science », la question n'est pas tranchée. Au contraire, tant en mathématiques qu'en physique et en biologie, la science se heurte à des trous noirs d'incompréhensibilité.
une mise en image pour accompagner les propos de G.Chaitin
article sur revue science bien fait











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