A l'origine de la légende la Lune coupée en deux par Muhammad, il y a ce passage complexe dans le Coran :
54.1.اقْتَرَبَتِ السَّاعَةُ وَانشَقَّ الْقَمَرُ
54.1 Iqtarabati As-Sā`atu Wa Inshaqqa Al-Qamaru
54.1 (Traduction partielle) L´Heure "Iqtarabati" et la lune "inshaqqa".
51.1 (Traduction classique) L'Heure s'approche, et la lune s'est fendue.
54.2 Et s´ils voient un "ayat" (prodige ?), ils s'en détournent et disent: "Une magie persistante".
De manière générale, le Coran ne raconte pas grand-chose de la vie personnelle de son auteur (ou de ses auteurs ?), et cette absence a dû motiver les tout premiers exégètes à élaborer une histoire symbolique de sa vie, basée ou non sur des faits réels, histoire qui s'est enrichie progressivement au fil des décennies et du développement des exégèses.
La biographie de Muhammad narre donc en guise de circonstances de la révélation de ce verset que le Prophète aurait fait montre du miracle de la Lune fendue à ses adversaires mecquois pour tenter de les convaincre du bien-fondé et du caractère divin de sa prédication. Un miracle, que bien entendu, ses adversaires se seraient empressés de nier.
Le passage en question du Coran fait partie de ceux qui ont plongé les exégètes musulmans dans un abîme de perplexité quant à sa signification.
Il y a d'abord le problème du verbe "Iqtarabati". On le traduit au présent par "s'approche" ou "se rapproche". Mais techniquement c'est un passé, qu'on nomme "accompli" en grammaire arabe : s'est rapprochée. Or le sujet de ce verbe, est l'Heure, sous-entendu, l'Heure de la fin des temps, qui est devenue toute proche.
Ceci a posé, et pose encore, aux exégètes des problèmes d'interprétation : il semble que pour l'auteur de ce passage, la fin des temps fût imminente.
Or après quelques siècles passés, il semble que ce n'ait toujours pas été le cas.
A défaut d'avancer que l'auteur de ce passage a pris ses désirs pour des réalités, la solution des exégètes est de prétendre que la fin des temps aura lieu dans un futur indéterminé.
Mais à mon avis, aucune de ses vues ne me semble satisfaisante pour expliquer ce passage.
Car ce verset est l'introduction de la sourate 54.
Dans la suite de la sourate 54, un parallèle est dressé entre le destin probable du peuple rétif du prédicateur coranique et celui de peuples devanciers : le peuple de Noé, de Lot, les Aad, les Thamoud, le peuple de pharaon.
Ces peuples ont en commun d'après la sourate 54 d'avoir ignoré tous les avertissements avant le châtiment. Il n'y a pas grand sens à évoquer à l'encontre de ses opposants du moment un destin dans un futur qui nous échappe, à nous aussi.
La traduction du verset suivant 54.2 que j'ai citée plus haut traduit le mot arabe "ayat" par prodige parce que le traducteur avait certainement en tête la biographie de Muhammad et son miracle de la Lune fendue. Ailleurs, selon le contexte, il est tantôt traduit par "verset" ou par "miracle".
Mais le mot "ayat" signifie simplement "signe". Dépendant de la façon dont on lit le verset 54.1, ce signe peut être lié ou non à la lune qui "inshaqqa".
Or le Coran ne dit pas que la lune qui "inshaqqa" le fut à l'initiative du prédicateur coranique.
Nuance !
C'est là une grosse différence avec la narration traditionnelle islamique pour laquelle le miracle de la Lune fendue est à l'initiative de Muhammad, avec, bien entendu, la permission d'Allah.
Reste maintenant le verbe "inshaqqa".
Ici, il faut faire une remarque que je n'ai pas faite jusque là : les plus anciens manuscrits coraniques, ceux du 7e siècle, jusqu'au 8e siècle, étaient dépourvus de points diacritiques. Ces points permettent en arabe classique de distinguer des lettres différentes mais qui ont le même squelette consonantique.
Par exemple, le sin (س) et le shin (ش) ont le même squelette consonantique, et ce sont les trois petits points, dits points diacritiques, au dessus du shin qui distinguent ces deux lettres.
Or ces points sont absents des plus vieux manuscrits coraniques, ou ont été manifestement rajoutés plus tard.
Dans la plupart des cas, le contexte ne permet aucune ambiguïté : on ne peut pas substituer une lettre à une autre de même squelette et espérer que cela ait un sens.
Mais dans quelques cas, ça se discute.
La tradition islamique affirme que le Coran était mémorisé dans les cœurs et donc aurait été transmis intact depuis sa révélation.
Mais ce n'est qu'une pétition de principe qui ne repose sur aucune preuve.
Ce n'est qu'un acte de foi.
Prenons d'abord la lecture traditionnelle, qui lit "inshaqqa" (ٱنشَقَّ).
Le verbe inshaqqa (ٱنشَقَّ) est la forme dérivée VII du verbe shaqaq (شَقَقْ), lequel signifie déchirer, fendre ou mettre en difficulté (un sens figuré de déchirer plus ou moins équivalent à faire face à un gros dilemme).
La forme VII indique en général une forme passive, si bien que inshaqqa peut en effet signifier être fendu ou être brisé.
Le verbe inshaqqa est utilisé dans cinq versets dans le Coran : au verset 19.90 au sujet de la terre, au verset 54.1 au sujet de la lune, aux versets 55.37, 69.16 et 84.1 au sujet des cieux.
Si cette hypothèse traditionnelle de lecture est correcte, quel sens donner à l'expression "la lune s'est fendue" ou à la rigueur "la lune s'est brisée" ou "la lune est coupée en deux" ?
Peut-être une éclipse partielle de Lune, avec occultation partielle, qui donne quelque chose de ce genre :
Laquelle donne en effet l'impression que la Lune est coupée en deux parties, une sombre, et une rouge.
Cependant, quel pourrait être le rapport entre l'Heure de la fin des temps et une éclipse partielle de Lune ?
Peut-être faut-il chercher du côté du midrash, puisqu'en effet, le Coran emprunte beaucoup au midrash juif.
Or dans le midrash Rabba sur les Nombres (traduction française d'Objectif Transmission), on trouve l'élaboration suivante :
R. Bibi a dit au nom de R. Ruben : la valeur numérique de vav est six, ce qui fait écho aux six choses retirées à Adam et destinées à être rendues au fils de NaHshôn à savoir le messie. Voici ces six choses: l’éclat du visage, la vie pérenne, la taille, les fruits de la terre, les fruits de l’arbre et les luminaires. L’éclat, car il est dit: tu le défigures, puis tu le congédies (Jb 14, 20). La vie pérenne, car il est dit: Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise (Gn 3, 19). Sa taille, comme il est dit: l'homme et sa femme se cachèrent (ib. 8) sa stature se réduisit en effet de cent coudées. Les fruits de la terre et les fruits de l’arbre, comme il est dit: maudit soit le sol à cause de toi! (ib. 17). Les luminaires, comme il est dit: La lune sera confuse, le soleil aura honte (Is 24, 23). - D’où savons-nous que ces luminaires lui furent enlevés ? - De ce qu’il est dit: elle ôte aux méchants leur lumière (Jb 38, 15). - Mais d’où savons-nous que ces six choses seront restaurées aux temps messianiques ? Pour l’éclat du visage, de ce verset: et ceux qui t'aiment, qu'ils soient comme le soleil quand il se lève dans sa force! (Jg 5, 31).
Ce midrash renvoie au verset 24.23 du Livre d'Isaïe.
Donc, d'après ce midrash, la "confusion" de la Lune est un des signes de la fin des temps.
Le prédicateur coranique aura donc pu voir dans une éclipse de Lune un signe possible annonciateur de la fin des temps.
Cependant, les éclipses partielles de Lune ne sont pas des événements rares. Alors pourquoi y aurait-on vu particulièrement cette fois-ci un événement annonciateur ?
A la place de la lecture traditionnelle, et du mot "inshaqqa" (ٱنشَقَّ), le mot ittasaqa (اتَّسَقَ) de même squelette consonantique pourrait tout aussi bien être envisagé.
(Extrait du Codex Wetzstein II 1913 daté au C14 entre 662 et 765, j'ai surligné en jaune "inshaqqa al-Qamar")
d'autant qu'il est utilisé au verset 84.18, justement au sujet de la lune :
84.18.وَالْقَمَرِ إِذَا اتَّسَقَ
84.18 Wa Al-Qamari 'Idhā Ittasaqa
84.18. et par la lune quand elle atteint sa plénitude,
Voici ce que donne la sourate 84 dans ce même codex Wetzstein II 1913 :
J'ai surligné en jaune le mot "inshaqqat" dans le verset 84.1 et al-qamar ittasaqa dans le verset 84.18.
On peut donc envisager que le verset 54.1 était à l'origine :
54.1.اقْتَرَبَتِ السَّاعَةُ وَاتَّسَقَ الْقَمَرُ
54.1 Iqtarabati As-Sā`atu Wa Ittasaqa Al-Qamaru
54.1 L'Heure s'est rapprochée, et la Lune a atteint sa plénitude.
puis que sa lecture aura été plus tard modifiée sous l'influence de cette histoire de Lune fendue par le Prophète qui se répandait parmi la population, ou qu'il y aura eu une erreur "fructueuse" et imaginative de lecture.
La lecture initiale hypothétique que je propose est cohérente entre la sourate 54 et la sourate 84, qui elle aussi, parle de la fin des temps.
Dans cette hypothèse de lecture, tout comme dans la sourate 84, le verset "la Lune est pleine" est une manière de jurer, pour dire "Je vous le jure, l'Heure est imminente" ou "L'Heure est imminente, ça se voit comme la pleine Lune", ou encore dire que la situation est mûre pour que l'Heure de la fin des temps sonne. D'ailleurs en arabe, la pleine Lune se dit al-badr, qui signifie aussi pleine maturité.
On aurait alors cette traduction du début de la sourate 54 :
54.1 L'Heure est proche, ça se voit comme la pleine lune
54.2 Et quand ils voient un signe, ils s'en détournent et disent: "Une magie persistante".