Voyages aux sources du saint Coran :
En vérité c’est Nous qui avons fait descendre le Coran, et c’est Nous qui en sommes gardien. (S.15, V10)
Tout a commencé par la publication, le 20 décembre 2000 sur Oumma.com, de la version française d’un article publié au préalable dans le quotidien britannique « The Gardian ». L’article était intitulé « Le Coran revisité par la philologie : des manuscrits ’Satanique’ ? (Traduction : Courrier International) par Abul Taher du Quotidien Anglais "The Guardian" » (
http://oumma.com/article.php3 ?id_article=501)
Cet article comportait des affirmations graves concernant les sources du Coran, relayées par un scientifique allemand nommé Gerd Rudiger Puin, qui visaient à remettre en question la croyance des musulmans de posséder le texte original du Saint Coran en arabe.
Piqué au vif, j’avais publié sur le site une première réaction. Puis je m’étais attaché à tester la valeur scientifique des affirmations du professeur Puin pour découvrir une authentique supercherie, un travail de désinformation visant à faire douter les croyants de la véracité du dogme musulman.
J’achevais mes recherches sur le professeur Puin par la publication d’un article intitulé : « "Le Coran revisité par la philologie : des manuscrits ’Sataniques’ ?" Histoire d’une imposture. » (
http://oumma.com/article.php3 ?id_article=163)
Au-delà des manipulations sordides auxquelles s’était prêté les auteurs du premier article, il restait une question importante pour moi : en l’état actuel des connaissances humaines, quelles sont les chances scientifiques de l’authenticité du texte coranique que les musulmans récitent dans chacune de leurs prières ?
Je tiens à préciser que je ne me considère pas comme un spécialiste, ni du Saint Coran, ni de l’islam, encore moins des langues sémitiques, de la paléographie ou de la codicologie ! Je ne suis qu’un simple musulman, chercheur amateur, disposant d’un petit bagage scientifique que m’ont conféré mes études de médecine.
Cette modeste publication n’a donc certainement pas la prétention d’être un article scientifique. Il ne s’agit que d’un simple texte de vulgarisation qui n’a rien d’exhaustif, rendant compte de mes doutes et de mes découvertes à l’occasion d’une formidable aventure que j’ai vécue ces dernières années.
Je tiens également à souligner que les croyances religieuses, notamment des religions monothéistes et les connaissances scientifiques font rarement bon ménage : d’un côté la croyance est basée sur une conviction intime de l’existence de Dieu, Créateur de l’univers, Maître du Jour du Jugement Dernier, de l’autre les connaissances scientifiques sont, ou devraient être basées sur des constatations physiques soumises à des hypothèses réfutables confirmées par leur confrontation constante à la réalité.
C’est ainsi que les connaissances scientifiques évoluent au cours du temps et des outils que se forgent les chercheurs, alors que le dogme fondamental de la croyance, et en particulier la croyance monothéiste, n’évolue pas dans son essence en fonction du temps.
Le risque de confrontation entre « la science » et « la croyance » est encore accru en ce qui concerne l’islam dans la mesure où la plupart des scientifiques chargés d’étudier cette religion sont des non-musulmans, que leurs commanditaires n’ont pas que des visées purement philosophiques et que le monde musulman subit à l’heure actuelle la domination politique, technologique et médiatique du monde occidental.
Aperçu de la compilation du Coran selon la tradition musulmane
Du côté des musulmans, il existe une très longue tradition d’études approfondies sur les sources du Saint Coran, la manière dont il a été révélé puis compilé, la manière dont il est ensuite parvenu jusqu’à nous. Les sanctuaires de la tradition musulmane se trouvent actuellement pour les sunnites, au Caire, à Fez, à Damas, à Riad, à Istanbul, pour les chiites à Qom, à Machhad, à Nadjaf et à Karbala. Les amateurs de références modernes pourront utilement se reporter à l’article d’Abdelhamid BELHADJ HACEN, Docteur en linguistique (université Lille 3) « Le Coran, entre histoire et écriture » (oumma.com/article.php3 ?id_article=95).
Pour résumer, la tradition musulmane nous rapporte qu’avant l’arrivée du dernier des Prophètes (S.W.S.), la péninsule Arabique parlait différents dialectes arabes, proches les uns des autres. L’écriture était connue et pratiquée par une minorité de lettrés riches, que ce soit chez les Juifs, qui possédaient des rouleaux de la Thora, les Chrétiens qui possédaient des Évangiles écrits ou les païens qui notaient par écrit les poèmes les plus fameux. Mais, probablement du fait du prix prohibitif des supports (parchemins ou papyrus), le mode principal de transmission des savoirs de cette époque n’était pas l’écriture.
Les sociétés arabes du septième siècle de l’ère chrétienne étaient de tradition orale. Cette tradition prenait une importance considérable, elle vivait au travers d’immenses poèmes de plusieurs milliers de vers chacun, chansons de geste relatant les mythes fondateurs, les batailles, les héros, les mariages, les joies et les peines de chacune des tribus de la péninsule arabique.
Ces poèmes transmis de génération en génération tenaient la place que prennent notre radio, notre télévision et notre presse actuelle. On peut également imaginer que les poètes tenaient le rôle social de nos grands intellectuels ou de nos grands journalistes contemporains.
Toujours est-il qu’avant même le début de la mission prophétique de Mohammed Ibn Abdallah (S.W.S.), les traditions tribales étaient favorables à la transmission orale d’un ouvrage comme le Saint Coran. C’est ainsi que les premiers croyants n’eurent aucun mal à mémoriser par cœur les milliers de versets au fur et à mesure de la révélation.
Cependant, de nombreux hadiths (traditions prophétiques) sahihs (sûrs) nous relatent le fait que le Prophète de l’islam (S.W.S.), lui même illettré, insista dès le début de la révélation pour que les versets révélés, la parole de Dieu, soient immédiatement transcrits par les témoins de la révélation, par écrit sur un support quelconque. À l’inverse, le Prophète (S.W.S.) interdisait à ses compagnons de prendre note par écrit de ses propres paroles de manière à ne pas les confondre avec la révélation divine.
Cette retranscription contemporaine par écrit est suggérée par le Coran qui parle, à propos de lui-même « du Livre » (Al Kitab), de « feuilles purifiées » (Souhoufoun Mutahara). La tradition musulmane rapporte plusieurs références à cette transcription écrite contemporaine de la révélation : c’est par exemple l’histoire de la conversion de Saïdna Omar qui, furieux que son beau-frère cherche à protéger de lui des pages sur lesquelles étaient des versets, tombe émerveillé par la beauté du texte.
On rapporte également l’existence, à la fin de la révélation, de plusieurs compilations privées complètes dont une, annotée de commentaires, détenue par Setna Aïcha, la mère des croyants. Mais en marge de ces transcriptions « privées », le Prophète (S.W.S.) pris soin de s’entourer dès les premiers temps de la révélation de scribes chargés de la transcription du précieux message coranique.
Le phénomène de la révélation étant épisodique et imprévisible, les scribes se relayaient auprès du Prophète (S.W.S.). La compilation de l’ouvrage ne suivant pas un ordre chronologique, le Prophète indiquait au fur et à mesure aux scribes la place des versets nouvellement révélés. L’ensemble du Coran déjà révélé était récité en entier par le Prophète (S.W.S.) à l’occasion des prières du mois de Ramadan. Lors de son dernier mois de Ramadan, le Prophète (S.W.S.) le récita deux fois en entier, certains compagnons en déduirent l’annonce de sa disparition prochaine.
C’est ainsi que l’ouvrage en cours de révélation pouvait être vérifié par l’ensemble des croyants qui assistaient à ces prières particulières au premier rang desquels les scribes officiels. Le travail des scribes allait aboutir à la compilation « institutionnelle » du Coran sous la houlette du chef des scribes du Prophète (S.W.S.), Zaïd Ibn Thabit.
ZAÏD IBN THABIT, LE CHEF DES SCRIBES
Zaïd Ibn Thabit avait aux alentours de seize ans lorsqu’il fut recommandé au Prophète (S.W.S.) pour entrer à son service. Trois ans auparavant, il avait vainement essayé de s’enrôler dans le premier corps expéditionnaire musulman qui se préparait pour la bataille de Badr. Il en avait été empêché par le Prophète (S.W.S.) qui le considérait comme trop jeune. Sa deuxième tentative, l’année suivante pour la bataille de Uhud s’était également soldée par un échec pour le même motif.
Il avait alors décidé de mettre ses compétences intellectuelles au service de la mission prophétique en apprenant par cœur dix-sept sourates déjà révélées du Saint Coran, avec leurs différents types de prononciations. C’est en entendant sa manière de réciter le Coran que le Prophète (S.W.S.) avait décidé de le prendre à son service. Il lui avait alors assigné une mission : apprendre à lire à écrire et à parler l’hébreu, la langue des israélites, de manière à pouvoir communiquer, notamment par écrit avec eux. Il devint ainsi le traducteur officiel du Prophète lors de ses relations avec les différentes tribus juives. De même, il apprit le Syriaque.
Sa fonction de lettré lui permit d’être un des quarante-huit compagnons du Prophète (S.W.S.) qui retranscrivaient la révélation à la demande de l’envoyé de Dieu tout en continuant à l’apprendre par cœur. Ce n’est qu’après avoir constaté son sérieux, sa précision et la rigueur qu’il mettait à transcrire la révélation divine que le Prophète (S.W.S.) lui confia la charge de chef des scribes.
C’est du vivant même du Prophète (S.W.S.) qu’il commença à réunir les fragments de notes prises par d’autres à l’occasion de la révélation des versets coraniques. Il soumettait ainsi directement au Prophète le fruit de ses travaux et de ses réflexions. À la mort de ce dernier, la révélation était, logiquement pour l’époque, conservée dans le cœur de très nombreux croyants ou sur des supports épars, mais n’était pas totalement compilée dans un ouvrage unique officiel.
Abou Bakr, le premier calife de l’islam, qui succéda au Prophète (S.W.S.) en H 11, eut rapidement à faire face à l’apostasie de nombreuses tribus de la péninsule Arabique. Il s’en suivit de très nombreuses guerres d’apostasie et de nombreuses batailles. Au cours de l’une d’elles, la bataille de Yemâma, un grand nombre de compagnons du Prophète (S.W.S.), qui participaient au corps expéditionnaire furent tués. Parmi eux il y avait de nombreux "Hafiz El Coran", ceux qui avaient appris l’intégralité du Coran par cœur.
Voyant le capital de ceux qui avaient appris le Coran par cœur du temps du Prophète (S.W.S.) diminuer, Omar conseilla au calife Abou Bakr de charger quelqu’un de compiler le livre saint par écrit. Celui-ci, après une phase d’hésitation à parachever la compilation laissée incomplète par le Prophète (S.W.S.) se tourna naturellement vers Zaïd Ibn Thabit et lui dit : « Etant donné que tu es un jeune homme intelligent, que personne ne doute de ta sincérité ni de ta mémoire, puisque tu avais l’habitude d’écrire la révélation pour l’envoyé de Dieu, je te charge de collecter tous les témoignages du Coran qui existent puis de les rassembler dans un ouvrage unique. »
Zaïd commenta cet ordre de la manière suivante : « Par Dieu, si Abou Bakr m’avait demandé de déplacer une montagne, ça m’aurait été moins difficile que d’exécuter son ordre concernant la collection du Coran. »
Il s’attela à sa tâche et regroupa tous les témoignages de la révélation : notes prises sur des parchemins, des omoplates de chameaux ou de moutons, des feuilles de palmiers, des papyrus, témoignages de ceux qui avaient appris le Coran par cœur. Il était extrêmement méticuleux et faisait très attention qu’aucune erreur, même non-intentionnelle, ne s’insinue dans le texte sacré.
La difficulté principale venait du fait qu’en prenant note de la révélation, de nombreux témoins avaient mélangé le texte de la révélation avec du commentaire de cette dernière. Zaïd rendit une première compilation au calife Abou Bakr. À la mort de ce dernier, l’ouvrage échut à son successeur, Omar, puis Hafsa, fille de Omar, mère des croyants (épouse du Prophète S.W.S.) et connaissant le Coran par cœur, en hérita.
Du temps du troisième calife Othmann , (H 23 à H 35) des différences significatives dans la prononciation lors de la récitation du texte sacré apparurent. Un groupe de compagnons du Prophète, dirigé par Hudhayfah ibn al-Yaman revenant de l’Irak s’en ouvrir au calife en le pressant de « sauver la communauté des croyants avant qu’elle en diverge sur le Saint Coran ».
Othmann récupéra alors le manuscrit du Coran de Hafsa et le confia à nouveau à Zaïd Ibn Thabit en le chargeant de présider une commission de copistes composée de : Abd-Allâh ibn Az-Zoubayr, Sa`îd ibn Al-`Âs et `Abd Ar-Rahmân ibn Al-Hârith ibn Hichâm.
Les copies furent remise au calife qui renvoya l’original à Hafsa, en garda une, que l’on appelle "Le Coran d’Othmann" et envoya les autres dans différentes provinces de l’empire musulman naissant avec ordre de détruire les autres traces écrites qui auraient pu subsister de manière à ce qu’il n’existe qu’une version du texte sacré. La tradition rapporte que le Calife Othmann fut assassiné alors qu’il lisait son propre Coran et que ce Coran serait taché de son propre sang...
Il semblerait également qu’il s’agissait de mettre le texte sacré en sécurité dans différentes métropoles de l’empire pour le préserver en cas de conquête de l’une d’elles par les ennemis de l’islam.
Les réformes orthographiques et grammaticales et les débuts de la calligraphie
Le texte était en "Rasm" pur, c’est-à-dire sans la plupart des lettres "alif", des voyelles brèves ou les points diacritiques. La calligraphie des premiers corans était très sommaire, appelé le style Higazi. Il est vraisemblable que le texte écrit n’ait, à ce stade de l’écriture, servi que de support de mémoire pour des croyants qui connaissaient déjà le Coran par cœur et qui avaient juste besoin d’un « pense-bête ». La transmission du Coran se faisait essentiellement de manière orale.
L’écriture a un tout autre rôle lorsqu’il s’agit de communiquer entre deux personnes qui ne sont pas physiquement en contact et qui ne connaissent pas a priori le contenu du message qu’ils s’échangent.
Les choses se sont encore compliquées, dans les premières années du Califat, par l’arrivée dans l’islam de très nombreux peuple qui n’étaient pas arabophones. C’est ainsi que le texte coranique qui paraissait évident à des arabes devint difficile à mémoriser pour de nombreux musulmans fraîchement convertis.
On rapporte qu’à Bassora, quelqu’un lu de manière erronée le verset 9 :3 (Allah désavoue les polythéistes. Son messager aussi) en lisant : « Allah désavoue les polythéistes et Son messager... » Ce qui montra à tous l’urgente nécessité de réformes de l’écriture arabe.
On attribue généralement à Abou al-Aswad al-Douali (père de la grammaire arabe, mort en H 69) l’invention de traits colorés pour le signalement de voyelles brèves (chakl) et l’introduction dans le texte coranique des traits diacritiques pour distinguer les consonnes (I’jam). Ce travail fut complété et affiné par le gouverneur de l’Irak Al Hajjaj Ibn Youssuf al Taquafi (mort en H 95) qui remplaça les traits diacritiques par des points groupés par un, deux ou trois au dessus ou en dessous des consonnes, permettant ainsi de les distinguer. Il rajouta également au texte coranique des voyelles longues de manière à ne plus pouvoir confondre les mots alors qu’on lisait le Coran sans en avoir appris le texte au préalable.
Les voyelles courtes colorés furent finalement remplacées par huit nouveaux signes de vocalisation (les voyelles brèves telles qu’on les connaît actuellement) par al Khalil ibn Ahmad al Farahidi grammairien et philologue arabe (mort en H 169), permettant ainsi d’écrire de manière complète en n’utilisant qu’une couleur d’encre.
La calligraphie arabe ne commença à être codifiée qu’à partir de la création de la ville de Koufa en Irak dont la construction commença en H 17 et s’acheva en H 63. Son développement en tant que foyer d’érudition suscita la création d’un nouveau style d’écriture : l’écriture coufique qui donna lieu à de très nombreuses sous classes.
C’est Abou Ali Ibn Moqlah (mort en H 328) qui paracheva les règles de la calligraphie arabe en se fixant comme tâche de dessiner une écriture cursive qui soit à la fois belle et parfaitement proportionnée. Il aboutit à une méthode d’écriture, baptisée al-Khatt al-Mansob qui est à la base d’une grande partie des écritures arabes modernes.
Ainsi, c’est que par la simple connaissance des dates des réformes orthographiques et grammaticales et en analysant les styles d’écriture, on peut dater, avec de bonnes chances de succès, les manuscrits anciens et en particulier les manuscrits coraniques : si le manuscrit inclus la réforme de l’écriture datée, on peut être certain qu’il est postérieur à l’adoption de cette réforme !
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Le Coran du musée du Palais du Topkapi à Istanbul (Turquie)
La plupart des musulmans considèrent que l’original othmanien de la vulgate coranique (Le Coran d’Othman) est conservé au musée du Palais du Topkapi d’Istanbul. Il se trouve que j’avais eu l’occasion de faire une visite approfondie de ce merveilleux palais au cours de l’été 2000 en compagnie d’un ami conservateur de ce musée.
J’avais pu constater que le "Coran d’Othmann" ne s’y trouvait pas exposé. Interrogé sur ce fait mon ami m’avait répondu que, pour des raisons de conservation du précieux manuscrit, il n’était exposé que durant le mois sacré de Ramadan, et encore, pas chaque année. Rendez-vous avait été pris pour le ramadan suivant.
En préparation de ce rendez-vous exceptionnel, il était utile de m’interroger sur la provenance historique de ce manuscrit. Selon la tradition ottomane, cet original du Coran arriva à Istanbul sous le règne du Sultan Yavuz Selim avec d’autres reliques considérées comme les signes du Khalifat musulman.
Sultan Yavuz Selim (Yavuz 1er) était l’un des fils du sultan turc Bayazid le second. Né en 1470 après J.C. (H 875), il était d’une forte stature. Il est éduqué par les meilleurs maîtres musulmans de l’empire ottoman et est nommé gouverneur de Trabzon par son père pour parfaire sa connaissance dans l’administration de l’empire et des arts de la guerre.
L’incapacité de son père de défaire ses ennemis menaçant l’empire à l’Est, les Saffavides d’Iran, entraîne une féroce guerre de succession entre les cinq prétendants au trône dont Yavuz Selim sortira finalement victorieux en accédant au sultanat en 1512 (H 918).
La première obsession de Yavuz 1er est de reprendre l’œuvre de son père et de réduire les Saffavides. Il attaque l’Iran et les défait à la bataille de Chaldiran en 1514. Ses ennemis s’allient alors avec les rois Mamelouks d’Egypte pour le combattre. Pour contrer cette alliance menaçante, Yavuz 1er attaque l’armée mamelouk qu’il défait à la bataille de Mercidabik en 1516 ouvrant ainsi à son armée la route de la Syrie et de la Palestine.
Abandonnant momentanément ses ennemis traditionnels iraniens, Yavuz 1er décide de profiter de l’occasion pour renverser les Mamelouks. Le Caire tombe en janvier 1517, le dernier Calife, Al Mutawakil, abdique en faveur de Yavuz 1er du titre de Calife, Commandeur des croyants, Protecteur des lieux saints, le 11 Sha’ban 923 de l’Hégire (29 août 1517).
C’est à cette occasion que le "Coran d’Othmann", accompagné du sabre, du manteau, de dents et de poils de barbe du Prophète (S.W.S.), est rapatrié de La Mecque à Istanbul.
C’est donc avec une certaine fébrilité que je m’envole, en décembre 2000, à l’occasion du mois sacré de Ramadan H 1421, pour un week-end studieux à Istanbul. J’avais auparavant vérifié par téléphone que le Coran que je souhaitais voir était bien exposé.
À peine arrivé, je me précipite au Topkapi et je me retrouve bien devant ce livre magnifique écrit en écriture coufique. Le problème est qu’il est interdit de prendre des clichés et que je ne suis pas suffisamment instruit pour dater ce type d’écriture.... Heureusement, nous sommes en Orient, avec un peu d’insistance et de persuasion, un des conservateurs m’invite, tout à fait officieusement, à revenir le lendemain matin très tôt, avant l’ouverture au public de manière à prendre les photos que je souhaite.... L’image est dans la boîte et je reviens en France montrer à mes amis le résultat de mes investigations.
Ces musulmans pieux ayant reçu la meilleure éducation religieuse sont formels : le texte photographié par mes soins à Istanbul n’est pas écrit en Rasm pur de style Higazi, ce que l’on pourrait attendre de la vulgate othmanienne, il n’est même pas écrit en écriture coufique primitive ! La présence de formes consonantique condensées signe une écriture coufique évoluée datant au mieux du deuxième siècle de l’Hégire ce qui donne raison aux historiens modernes qui datent ce codex de la fin du huitième siècle de l’ère chrétienne.
Le Coran actuellement conservé par le musée du Palais du Topkapi à Istanbul n’a donc que très peu de chance d’être, comme la plupart des musulmans le croient, l’original du Coran d’Othman... Dès lors, on peut douter que l’on dispose encore de l’original complet du texte coranique accessible au public. Je me replonge dans mes chères études à la recherche d’une vérité plus complexe que la croyance populaire.
Quelques connaissances scientifiques sur la datation des corans anciens, l’affaire du palimpseste de Sanaa.
À peine revenu d’Istanbul, la version française de l’article du Gardian sur les travaux de Puin est publiée sur notre site internet favori. J’y vois un clin d’œil providentiel m’incitant à approfondir mes connaissances dans ce domaine. Pour répondre à cet article, je me plonge dans les travaux des scientifiques occidentaux. Il est question de fragments de corans anciens détenus à Londres ou à Tachkent (Ouzbékistan), comme étant les plus anciens corans du monde.
Je découvre avec étonnement que le professeur Puin ne se base pas sur ses propres observations scientifiques mais reprend à son compte les hypothèses de chercheurs occidentaux qui avaient débuté au dix-neuvième siècle par les publications d’Ignaz Goldziher remettant en cause l’historicité des hadiths considérés comme "Sahihs"(sûrs).
Ces hypothèses sont reprises au vingtième siècle par Joseph Schacht, John Wansbrough et enfin Michael Cook, Patricia Crone et Martin Hinds qui repoussent la mise au point de la version canonique du texte coranique à une période bien postérieure à la disparition du Prophète de l’islam (S.W.S.) et même des quatre premiers Califes.
Leurs théories visent à remettre radicalement en question la version musulmane de la transmission coranique, mais elles manquent cruellement de preuves scientifiques, comme des textes datables, pour être étayées... Car les écrits arabes anté-islamiques et qui nous sont parvenus sont extrêmement peu nombreux : quelques inscriptions monumentales gravées dans la pierre, quelques fragments de parchemin contenant des textes administratifs... Les écrits datables des premiers temps de l’islam sont également peu nombreux.
Après avoir publié mon analyse critique de l’article du Gardian sur les travaux de Puin, je m’attache à l’analyse de points de détails. L’insistance de Puin de parler de palimpsestes, ces parchemins recyclés sur lesquels était écrit un nouveau texte après avoir effacé le texte primitif me paraît suspecte dans la mesure où suivant les publications, ces palimpsestes sont très peu nombreux dans les milliers de manuscrits découverts à Sanaa.
En fait, un palimpseste particulier semblait intéresser le professeur Puin : il s’agissait d’un texte coranique très ancien, en Rasm de type Higazi, lui-même recopié sur un texte coranique encore plus ancien ensuite effacé.
Le professeur Puin pouvait légitimement supposer que le texte le plus ancien était une version coranique antérieure à la vulgate d’Othman (où à une unification postérieure selon lui, du texte canonique) qui, par souci d’économie n’avait pas été détruite conformément aux ordres, mais simplement effacé pour y recopier le texte canonique unifié....
Les méthodes scientifiques modernes permettant de révéler le texte sous-jacent, Puin pensait enfin détenir la preuve scientifique, le "chaînon manquant" qui prouverait, par ses différences flagrantes avec le texte coranique actuel, la véracité des thèses radicales de Wansbrough, Cook, Crone et Hinds... D’où l’importance des palimpsestes dans les déclarations tonitruantes de Puin.... Malheureusement pour lui, le texte coranique sous-jacent semble conforme à la version actuelle du Coran... Et on n’entend plus parler du professeur Puin !
En me renseignant sur son triste sort, j’apprends qu’à la suite de ses déclarations très polémiques mais peu scientifiques, le chercheur s’est brouillé avec les autorités yéménites. Comme il avait auparavant pris des dizaines de milliers de clichés des manuscrits de Sanaa, il est rentré en Allemagne avec ses microfilms, mais la plupart d’entre eux ont été voilés et sont donc inexploitables. Pour leur part, les autorités yéménites sont toujours demandeuses d’une coopération avec des chercheurs sérieux pour restaurer les milliers de manuscrits découverts à l’occasion de la rénovation de la grande mosquée de Sanaa.
En février 2003, j’ai la chance d’être au Hajj. Mon voisin de palier est le Grand Mufti de l’Ouzbékistan. Je l’interroge sur le codex de Tachkent, il m’affirme qu’il s’agit en effet d’un Coran très ancien qui est conservé, avec d’autres, dans le musée du centre islamique de la Grande Mosquée de Tachkent dont il est justement le directeur. Il m’invite à venir lui rendre visite et rendez-vous est pris pour l’été suivant à l’occasion de vacances familiales que je projette de passer dans la région... En raison des risques sanitaires liés à l’épidémie de S.R.A.S., je préfère reporter mon voyage en Ouzbékistan pour prendre des vacances plus sûres en Angleterre.
Surprises et tremblements à la British Library
Puisque mon itinéraire passe par Londres, pourquoi ne pas se renseigner sur le manuscrit détenu par la British Library ? Mes recherches préparatoires sur le site de la prestigieuse bibliothèque sont infructueuses. Pas de publication sur ce mystérieux manuscrit, pas de commentaire, pas d’histoire officielle, impossibilité d’accéder aux références de la prestigieuse collection de manuscrits orientaux si l’on n’est pas au préalable inscrit en tant que chercheur... Je suis en permanence renvoyé vers le Coran du Sultan Baydar, un coran très richement enluminé, daté du seizième siècle de l’ère chrétienne dont on peut consulter un fac-similé page par page sur le site internet de la British Library. Une œuvre artistiquement intéressante mais de peu de valeur en regard de l’objet de mes recherches... Le Coran ancien de la British Library serait-il un mythe ?
Au début septembre 2003, me voilà à pied d’œuvre. Je visite les salles d’exposition ouvertes au public, derrière des vitrines blindées, j’admire les manuscrits originaux de Léonard de Vinci, le plus ancien texte de la bible, le Codex Sinaïticus daté du quatrième siècle de l’ère chrétienne et j’aborde la section réservés aux corans. Le Coran de Baydar y est exposé en bonne place. À sa gauche, au milieu d’autres corans d’époques diverses, j’ai un choc : un coran en Rasm pur, de style Higazi, parfaitement conservé ! Exactement celui que je cherche ! La petite étiquette m’indique la référence "Or 2165 : Coran de style Higazi, l’une des plus anciennes copies du Coran".... Les questions se bousculent alors dans ma tête : ainsi, le fameux Coran ancien de la British Library existe bel et bien... Mais alors, pourquoi tant de discrétion de la part des détenteurs de ce trésor ? D’où vient-il ? Quelle est son histoire ?
Pour avoir accès à d’éventuels ouvrages traitant du sujet et conservés dans la section "Oriental Manuscripts" de la prestigieuse bibliothèque, il faut bénéficier du statut de chercheur... Je suis reçu par un très british "Staff Officer" qui m’interroge sur le but de mes recherches puis sur mes diplômes. Je découvre alors que mon doctorat en médecine m’ouvre en grand les portes de l’honorable institution.
Grâce à ma toute nouvelle carte de chercheur, j’accède enfin à la salle de lecture de la section convoitée. Les règles sont très strictes : les bagages et les manteaux, ainsi que les appareils électroniques doivent être déposés au préalable à la consigne. Un contrôle des cartes et des affaires personnelles est effectué à l’entrée et à la sortie de la salle. Seuls les feuilles blanches et les crayons de papier sont tolérés (à l’exclusion de tout stylo), chaque chercheur se voit attribué une place numérotée, ceux qui étudient les manuscrits les plus anciens sont directement sous les yeux des bibliothécaires qui épient leurs moindres mouvements... Un silence absolu règne en maître.
Un bibliothécaire m’explique le fonctionnement de l’ordinateur pour les recherches bibliographiques. Je décide de me familiariser avec le système en commandant des manuscrits coraniques coufiques datés du deuxième siècle de l’hégire. Comme il s’agit du Saint Coran, je m’éclipse un instant pour faire mes ablutions. À peine revenu, le bibliothécaire m’amène plusieurs cartons fermés par des lacets. J’ouvre délicatement avec beaucoup d’émotions, une petite notice explicative accompagne le document, une très forte odeur de peau de mouton, j’ai dans les mains un manuscrit vieux de plus de mille ans, quelques versets du Saint Coran, de style coufique primitif avec voyelles colorées. Les larmes aux yeux, je remercie Allah de m’avoir donné le privilège de contempler et de toucher de tels trésors.
L’heure avance et la bibliothèque va fermer, je rentre auprès de ma famille pour préparer ma journée du lendemain consacrée uniquement à l’étude de l’histoire, des origines, des commentaires et des recherches faites sur le manuscrit Or 2165.
Dès l’ouverture, je me précipite dans la salle de lecture. Très rapidement, je m’aperçois qu’il n’existe aucune publication référencée sur le précieux document. Interrogé, le bibliothécaire cède sa place à un monsieur qui se présente comme étant le directeur adjoint de la section des manuscrits orientaux. J’ai enfin un interlocuteur digne de ce nom ! Je le félicite pour la richesse de ses collections puis je rentre dans le vif du sujet : quelle est l’histoire du manuscrit Or 2165 ? comment est-il parvenu jusqu’ici ? D’où vient-il ? Existe-t-il des publications à son sujet ? Comment a-t-il été daté, a-t-il fait l’objet d’études au Carbone 14 ?... Sous le feu roulant de mes questions, je sens le flegme de mon interlocuteur disparaître rapidement pour laisser la place à une certaine fébrilité qui ne cache pas sa gêne...
Ses réponses sont confuses, il en ressort le manuscrit proviendrait du Caire où il aurait été acheté par un pasteur anglais au dix-neuvième siècle puis vendu au British Museum de l’époque. Le manuscrit contiendrait les 3/4 du texte coranique, les procédés physiques de datation auxquels il aurait été soumis n’auraient rien donné. Il se dit incapable de répondre trop précisément à mes questions, n’étant pas spécialiste du sujet... Le grand spécialiste international est un de mes compatriotes, le Professeur François Déroches, qui enseigne à la Sorbonne... C’est lui que je devrait aller consulter, me suggère-t-il.
Comme je continue à le questionner sur l’absence de publication référencée et que je m’étonne de la discrétion de la British Library à détenir un tel trésor, il se souvient soudainement qu’il existe un ouvrage non référencé, auquel a justement participé le Professeur Déroche, qui pourrait répondre à certaines de mes questions. Le marché me semble clair : "Vous arrêtez de me poser des questions sur ce sujet trop sensible, en échange, je vous fais accéder à une publication qui n’est pas officiellement référencée..."
Il disparaît alors pour revenir avec un très volumineux ouvrage, sur le "Projet Amari 2" dédié à Michele Amari, publié à 200 exemplaires par la British Library, Londres 2001. Intitulé "Sources de la transmission manuscrite du texte coranique" de François Déroche et Sergio Noja Noseda, de la Fondazione Ferni Noja Noseda Studi Arabo Islamici.
L’introduction dit qu’au XIXème siècle, Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, un français, était professeur d’art oriental au Caire, il étudiait des papyrus de textes anciens et se basait notamment sur les travaux de Ibn al-Nadim du 4ème siècle après l’hégire qui décrivait un style particulier d’écriture dans un ouvrage nommé "Fihrist". Il avait un étudiant, Jean Louis Asselin de Cherville, agent du Consulat de France en Égypte, qui avait réuni une collection de vieux manuscrits coraniques des 7ème au 10ème siècle après J.C. Cet étudiant avait commencé à ranger sa collection mais sa mort précoce l’empêcha de publier. Sa collection fut acquise en 1833 par la Bibliothèque royale de Paris et mise à disposition des orientalistes.
Peu après, Michele Amari, un militant pour l’indépendance de la Sicile, réfugié politique à Paris, fut chargé par Joseph Reinaux, de la Bibliothèque royale de Paris, de classer les documents de la collection d’Asselin de Cherville. Les conclusions auxquelles arriva Amari révolutionnaient les connaissances sur la transmission primitive du Coran, il fut donc organisé un concours sur ce sujet par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Les vainqueurs ex-aeco de ce concours furent Aloys Sprenger, Théodor Nöldeke et Michele Amari.
Le "Projet Amari", lancé en Italie à la fin des années 90, était d’étudier l’ensemble des manuscrits coraniques en style Higazi, en rassembler les textes pour les comparer avec la version actuelle du texte coranique pour pointer les différences éventuelles. Il ressort de ce travail que :"(Le Coran du premier siècle ainsi reconstitué) contient 16 mots qui sont orthographiés différemment de la version officielle du Coran qui est celle du Roi Fouad d’Égypte de 1919...."
Dans le chapitre "Quelques idées pour une conclusion provisoire", Sergio Noja Noseda écrit : "Le Coran du premier siècle que nous avons devrait, pour être complet, comporter 547 pages, mais nous n’en avons que 520. Il manque 27 pages de la sourate 78 soit l’équivalent de 5% du texte total."
Ainsi, suivant cette très sérieuse publication de 2001, les musulmans disposeraient de manière quasi-certaine du texte coranique inchangé depuis le premier siècle de l’islam !
Le précieux ouvrage contient également les photos, grandeur nature, reproduisant les pages du Coran de la British Library référencé et de son frère jumeau, un Coran détenu par la Bibliothèque Nationale de France à Paris, référencé "Arabe 328".
La Bibliothèque Nationale de France puis ma rencontre avec le Professeur François Déroche
De retour en France, je me plonge dans la recherche des ouvrages de François Déroche. La plupart, tirés en petit nombre sont épuisés. Je décide de m’inscrire en tant que chercheur à la Bibliothèque Nationale de France (BnF), à Paris, ce qui me donne accès aux magnifiques salles de lectures, notamment au sous-sol de la Très Grande Bibliothèque François Mitterand. Je navigue alors dans les publications sur la classification des manuscrits arabes anciens, sur la codicologie (la science des codex), les conférences sur les Corans anciens. Ainsi, je prépare l’interview que je compte proposer au Professeur Déroche pour le compte d’Oumma.com.
Parallèlement, je poursuis ma recherche du manuscrit "Arabe 328". Il est localisé dans l’Annexe Richelieu de la BnF et pour y accéder, il faut montrer patte blanche : le statut de chercheur est indispensable, mais en plus, il faut prendre rendez-vous et motiver précisément l’objet de la recherche. Après quelques tentatives infructueuses, j’aurai l’immense privilège d’être en contact avec ce trésor le premier décembre 2003.
Ma première rencontre avec le Professeur Déroche, considéré comme le premier spécialiste mondial des corans anciens, a lieu à l’issue de son cours de codicologie à la Sorbonne. L’homme a une sympathique allure de "Professeur Cosinus", les cheveux en bataille, les pensées souvent absorbées par des réflexions qui échappent au commun des mortels que je suis...
Après une brève phase de méfiance, son œil s’éclaire rapidement de la flamme de la passion quand il parle de ses recherches sur les corans primitifs. Je lui parle de mes recherches et de mes découvertes, il accepte le principe d’une interview. Cette interview a lieu le huit décembre 2003, dans un café parisien. J’en ai longuement préparé les questions en étudiant toutes les publications disponibles sur le sujet et en particulier les ouvrages du maître.
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Cet entretien avec l’éminent Professeur François Déroche constitue la troisième partie de l’étude du Dr Abadllah intitulée « Voyages aux sources du Saint Coran ». François Déroche est directeur d’études d’histoire et codicologie du livre manuscrit arabe à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
Vous êtes le titulaire de la chaire de paléographie et de codicologie à l’université de La Sorbonne (Paris) pouvez-vous brièvement présenter à nos lecteurs votre spécialité, tellement savante que les termes qui la désignent ne sont même pas dans mon dictionnaire "Petit Larousse" ?
D’abord je suis plus exactement dans les bâtiments de la Sorbonne, mais au sein de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (E.P.H.E.) ; il s’agit d’une institution dont les origines remontent au second empire et qui a toujours manifesté son orientation dans le domaine des sciences un petit peu pointues que sont notamment les sciences auxiliaires de l’histoire.
La paléographie est une spécialité française, si j’ose dire, dont le nom a été inventé au XVIIIe siècle par Bernard de Montfaucon et il existe une longue tradition de cette discipline à l’E.P.H.E.. La paléographie c’est l’étude et la connaissance des écritures anciennes. La capacité de déchiffrer des textes écrits dans des écritures qui n’ont plus cours de nos jours.
La codicologie en revanche est une discipline plus récente. Elle a été "inventée" dans les années soixante. Elle pourrait être définie comme une archéologie du codex (le codex étant le livre tel que nous le pratiquons encore de nos jours, c’est-à-dire un volume avec des pages que l’on tourne et non pas un rouleau tel qu’on les utilise parfois ou un livre en éventail ou tout autre type de support de l’écrit).
Ainsi, la datation des codex anciens se fait surtout sur l’analyse du style d’écriture. Que donnent les procédés physiques de datation dont le plus connu utilise le carbone quatorze ?
Effectivement l’écriture est un très bon critère pour dater les manuscrits, mais pour arriver à cela, il faut commencer par mettre au point un système qui repose sur l’existence de manuscrits datés. Chose qui n’est pas toujours possible. Il y a des périodes de la tradition manuscrite pour lesquelles nous ne disposons plus de témoins datés. Dans ces cas-là, on est obligé de travailler d’après des appréciations qui sont parfois personnelles.
Nous avons la chance d’avoir des manuscrits datés pour le monde musulman à partir du troisième siècle de l’hégire, neuvième siècle de notre ère : il s’agit alors de manuscrits pourvus d’une note plus ou moins proche chronologiquement de la date de fabrication du manuscrit, ce qui permet la datation. Il faut mettre de côté, pour le moment, tous les manuscrits qui sont signés d’un des grands personnages du début de l’islam, dans la mesure où leur statut est un petit peu à part et l’historien a quelque réticence, fondée sur des éléments précis, à admettre spontanément leur valeur de témoignage historique.
Le carbone quatorze est effectivement une ressource, qui maintenant devient d’autant plus intéressante pour le manuscrit ancien copié sur du parchemin, que les échantillons dont on a besoin ont considérablement diminué de taille. Il y a de ça une trentaine ou une quarantaine d’année, il fallait une demi-page de parchemin pour obtenir une datation, actuellement, un centimètre carré permet d’obtenir le même résultat. Il devient beaucoup plus facile d’y recourir car on peut convaincre un conservateur de sacrifier un tout petit morceau de marge, sans que le manuscrit en souffre énormément.
La précision de la datation au carbone quatorze sur ces manuscrits, c’est de l’ordre de l’année, de la décennie, du siècle, des cinq siècles ?
La précision du carbone quatorze est variable, en fait on vous donne une fourchette avec des pourcentages de probabilité, exprimés en écart-type. L’éventail le plus mince représente une trentaine d’années en entre les deux extrémités de la fourchette, avec une probabilité de cinquante à soixante pour cent ; puis on va arriver à des datations beaucoup plus imprécises, pour lesquelles on peut avoir trois siècles d’écart type ! Dans la présentation des résultats, des laboratoires peuvent placer en évidence une date précise, mais il ne faut pas se hâter de conclure que la méthode permet de déterminer l’année exacte de production du manuscrit.
On a comme ça des Corans sur lesquels des datations ont été faites et pour lesquelles, par exemple, les physiciens proposent pour une extrémité de la fourchette la plus large une date de 550 de l’ère chrétienne, ce qui, bien sûr, est totalement impossible ! Mais il faut savoir que la manipulation des dates du carbone quatorze est également un petit peu difficile pour le proche orient dans la mesure où les corrélations avec la dendrochronologie, c’est à dire la datation avec les cercles de l’aubier du bois n’ont pas été toutes réalisées.
Les premières datations réalisées avec le carbone quatorze et que je vois arriver, me paraissent un peu trop vielles, d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, par rapport à mes propres estimations. C’est le cas, par exemple, pour le Coran de Sanaa (Inv. 20-33.1) que les Allemands avaient fait dater : eux-mêmes reconnaissent qu’il est probablement un peu plus tardif que la première fourchette donnée par le carbone quatorze. Et puis, bien sûr, il y a d’autres types d’analyses qui sont possibles, on peut penser à la palynologie, qui peut donner des résultats.
La palynologie, excusez-moi, je ne vais pas trouver ce terme dans mon Petit Larousse...
La palynologie consiste à relever sur un document les pollens qui ont été capturés en surface, ou en profondeur. S’il s’agit de papier, par exemple, le pollen peut être tombé dans la pâte et à ce moment-là, il peut fournir un moyen de localisation. Si l’on trouve, par exemple, du pollen d’un palmier, on saura qu’il vient plutôt d’une région où ce palmier pousse, en revanche, si l’on trouve des arbres qui sont plus septentrionaux, on s’acheminera vers une autre région. Et puis on peut éventuellement le corréler avec des phénomènes climatologiques et aboutir à une datation de cette manière.
On rattache en général le style coufique ancien à la ville de Couffa. En dehors de l’étymologie du terme qui désigne ce style, y a-t-il des éléments matériels faisant penser que ce style est forcément postérieur à la création de cette ville ? Ne peut-on pas imaginer que les scribes Couffa se soient appropriés un style qui leur était antérieur ?
Je suis, depuis longtemps, très réticent face à cette terminologie dans la mesure où elle a longtemps vécu. Le coufique est connu par les auteurs arabes et dans les différents dictionnaires depuis une date assez ancienne et jusqu’à une date assez récente. On rencontre cette définition qui fait du coufique la plus ancienne écriture du monde musulman. Ce qui est, du point de vue de l’historien, une aberration puisque de toute façon, la ville de Couffa n’existait pas au début de l’islam, mais a été fondée en 17/638. Donc, cette explication n’est pas très saine.
Ensuite, il est d’un côté absolument certain, grâce aux sources textuelles, qu’il y a eu un style coufique. Le seul problème, c’est que nous n’avons aucun manuscrit où le copiste ait jugé bon de dire : "et moi, untel, j’ai écrit ceci dans le style de Couffa". Si tel était le cas, on pourrait dire : ça, c’est du coufique ! Mais malheureusement, nous n’avons pas ça. Donc je suis réticent face à cette terminologie, d’autant qu’elle sert un peu de fourre-tout : je me suis déjà livré à ce divertissement qui consiste à passer une série de diapositives avec les différents styles qu’on qualifie traditionnellement de coufique, les spectateurs se rendent très vite compte qu’il y a tout et n’importe quoi.
Vous êtes l’auteur de très nombreux ouvrages et conférences, en particulier sur les manuscrits coraniques de type Higazi, et sur les Corans des premiers siècles de l’hégire. Pouvez-vous nous faire une brève description des Corans les plus anciens connus à ce jour ? Comment sont-ils parvenus jusqu’à nous ? N’y a-t-il pas, de la part des chercheurs liés aux différentes collections, une tendance à prétendre que leur Coran est plus ancien que celui du voisin ?
Les Corans les plus anciens sont de format vertical, c’est-à-dire qu’ils se présentent comme les livres que nous connaissons, comme le livre moderne arabe. Ils sont copiés sur parchemin ; nous avons quelques fragments copiés sur du papyrus, mais on ne sait pas s’il s’agissait de copies partielles, en particulier à vocation d’amulettes, où s’il y avait de véritables manuscrits copiés sur du papyrus. Il est possible que l’on ait pensé qu’il était un peu trop fragile pour servir de support au Coran. On va le laisser pour le moment.
Les manuscrits sont de format vertical, l’écriture est d’un type extrêmement particulier qui est penchée du côté droit de la main, assez élancée, assez fine. Elle a surtout une particularité orthographique : les longues de l’arabe classique, l’exemple traditionnel, le A long de « qaala » (il a dit), ne sont pas indiqués et l’on écrit qof, lam, pratiquement comme si on écrivait « qoul », c’est à dire l’impératif de ce même verbe (dis).
Outre cette spécificité, il en existe une deuxième qui est le caractère extrêmement mobile de l’écriture : les scribes n’ont pas de référence claire en matière de calligraphie, il n’y a sans doute pas d’école où l’on apprend à calligraphier, chacun écrit à sa façon. On connaît plusieurs manuscrits qui ont été copiés par deux copistes, qui ont grosso-modo la même orthographe, qui écrivent en inclinant les lettres vers le côté droit de la main : l’on reconnaît très bien le travail de A du travail de B sans risque de confusion. Alors qu’ultérieurement, tout l’effort de l’enseignement de la calligraphie visera à gommer toute différence, de manière à ce qu’on ne reconnaisse plus l’individu derrière une écriture donnée.
Les collections nous sont parvenues du fait de la piété des musulmans vis-à-vis de la chose écrite. Nous avons des traités qui montrent que le monde musulman médiéval, et jusqu’à une époque assez récente, avait pour l’écrit une révérence qui n’était pas très éloignée de celle que l’on constate dans les milieux juifs. En particulier la notion de « guéniza » (sans le nom) semble avoir été connue des musulmans.
Des traités de droit hannafite en particulier montrent bien qu’il était recommandé de recueillir les écrits anciens pour les mettre dans un endroit à l’abri ou les détruire par le feu de manière à éviter qu’ils ne soient souillés. Des fatwas médiévales examinent également tous les problèmes que peuvent poser les papiers qui traîneraient et sur lesquels on risquerait de marcher, alors que dessus se trouvent par exemple le nom de Dieu ou le nom du prophète.
Donc cela a réellement été un sujet de préoccupations et l’on a vu apparaître dans différents points du monde musulman des sortes de dépôts à vieux manuscrits. On en connaît un à Sanaa, bien médiatisé récemment, on en connaît un à Foustat (le vieux Caire), on en connaît un autre à Kairouan et un dernier à Damas ; enfin, il n’est pas impossible qu’à Machhad, on ait une structure de ce type. Il y a donc une habitude qui est très diffusée et qui est assez œcuménique puisque dans le fond de Damas, que je connais le mieux, il y a également de l’hébreu, du latin, du syriaque, de l’arménien, bref, toute sorte de document écrit que, par précaution pour ne pas courir de risque, les gens mettaient de côté.
Bien sûr, entendons nous bien, ce n’était pas systématique : il y avait ceux qui avaient très fortement conscience de cela et ceux qui ne le faisaient pas. Une petite anecdote pour conclure, à l’époque où je commençais à enseigner ces choses-là, une de mes étudiantes, une algérienne m’avait dit : "mais Monsieur, en Algérie, on fait la même chose, on n’utilisera pas le journal en arabe pour envelopper les légumes alors qu’on le fera avec celui qui est en caractères français..." Cette attitude est donc encore vivante de nos jours ; je ne sais pas si elle se perpétue mais, en tout cas, il y a encore quelques années c’était bien le cas.
Je n’ai pas répondu à la question concernant « l’esprit de clocher » des conservateurs, ou « de bibliothèque », mais il existe, c’est certain ! On cherche à avoir le plus et le mieux.
L’état de conservation des manuscrits de style Higazi est étonnant, ils sont souvent parfaitement lisibles. On peut supposer qu’aucun livre de papier ne se serait conservé de cette manière durant quatorze siècles, ont-ils bénéficié de restauration ? Quelles techniques ont alors été utilisées ? Leur conservation nécessite-t-elle des conditions particulières ?
Le parchemin est un matériau qui est résistant, il traverse les âges. Un ennemi c’est bien sûr le feu ; le parchemin ne brûle pas très bien, mais dès qu’il y a un incendie, ça brûle. L’humidité, en revanche, est beaucoup plus ennuyeuse. L’expérience de Sanaa montre qu’un restaurateur moderne peut réussir à retourner une situation qui a l’air désespérée : Ursula Dreibholtz qui travaillait sur cette collection a mis au point des techniques qui permettent de redonner leur jeunesse à des fragments qui étaient complètement recroquevillés sur eux-mêmes à la suite de longues séries d’écarts d’humidité importante comme on en a au Yémen où il pleut et après ça il fait très sec.
Ces manuscrits sur parchemin se conservent donc bien, l’encre peut avoir tendance à s’effacer. Tout dépend de la recette utilisée. À l’époque on utilise plutôt des encres avec un mélange de tanin avec un sel minéral, qui s’accroche relativement bien au parchemin, mais pas totalement. Dans certains cas, l’écriture a pâli, et dans le cas du fragment de la Bibliothèque Nationale Arabe 328 a, on remarque que des gens, un ou deux siècles après, ont repassé certains mots pour les rendre plus lisibles. Donc il y a une possibilité d’effacement. L’état de conservation est extrêmement variable, mais je dirais, à tout prendre, en ce début de troisième millénaire, la santé de ces fragments est meilleure qu’il y a de ça un siècle.
Ces manuscrits sont désormais à l’abri dans des colletions. À la BNF, les efforts de restauration ont surtout visé à nettoyer le parchemin, à le mettre à plat ; la collection Asselin de Cherville qui constitue le gros du fond de corans anciens de la BNF, a été reliée au XIXe siècle sans que les restaurateurs modifient sensiblement leur état. Plus récemment, à Sanaa et à Kairouan, le nettoyage et la remise à plat ont représenté l’essentiel d’une intervention très respectueuse du matériel. Il faut cependant noter qu’un nombre important de copies du Coran de cette période ont disparu au cours des âges : j’en veux pour exemple, toujours dans la collection de Paris, des petits bouts de parchemins conservés sous les cotes Arabe 7191 à 7203.
Propos recueillis par le Dr Abdallah